Joel LANE, Jean-Daniel BRÈQUE
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394pp - 20,00 €
Joël Lane (1962-2013) est un auteur peu connu par chez nous – deux nouvelles et un article traduits, article qui plus est paru dans Phénix, une revue belge (et réduite à l’état de webzine depuis longtemps)… Il n’en est pas moins un écrivain reconnu par ses pairs, poète et critique, auteur de deux seuls romans mais de quelques deux cents nouvelles, lauréat d’un prix World Fantasy et de deux British Fantasy. Jean-Daniel Brèque, qui n’est pas seulement le traducteur, mais le compilateur de ce recueil, dit que ses connaissances appréciaient son intelligence, sa sincérité, sa générosité et son intégrité, qualités qu’on retrouve dans cette trentaine de nouvelles.
On y relève un sens certain du macabre et de l’horreur urbaine. Il est indéniable que l’auteur écrit en direction des opprimés et des défavorisés, ceux dont on n’entend jamais la voix. Ce n’est pas seulement l’ère de Margaret Thatcher qu’il met en scène, mais celle, bien contemporaine, de l’Angleterre des friches industrielles abandonnées, des licenciements, des enfants des rues et des hôpitaux sans moyens ( « Pour leurs propres fins »).
Les symboles jouent un grand rôle dans ces récits, ils suffisent à donner une coloration fantastique ou mythologique avec des versions contemporaines de Moloch ou du Minotaure. Symbole d’enfants imprudents, les papillons de nuit se précipitant dans la bouche d’un jeune homme ( « D’autres sont tombés »), mutilations volontaires, cicatrices des ailes d’un ange (« Albert Ross ») ou marques de reconnaissance de gens à la dérive, coupures de rasoir contre brûlures de cigarettes, qui voient dans la scarification «autant de raisons que de cicatrices » et dans la peau «le lieu où se rejoignent monde intérieur et monde extérieur » ( « La Dernière Galerie »).
La souffrance est omniprésente, essentiellement psychologique, causée par des disparitions tragiques génératrices de fantômes, mais surtout par un mal de vivre faite d’errances et de rencontres sans lendemain, d’addictions multiples, alcool notamment, vodka souvent, drogue également, avec son pourcentage de prostitution, de délinquance et d’avilissement, qui expriment une lassitude de la vie, la désespérance sur fond de crise économique. La cruauté n’est plus l’apanage des créatures fantastiques, comme l’exprime si justement un des derniers vampires : «La nuit n’est plus à nous, la nuit c’est vous » ( « Derrière le rideau »). De même, quand un nécrophage assumé apprend que sa collègue de bureau s’est suicidée en raison de la pression au travail, il observe que lui, au moins, ne se nourrit pas de vivants. Le Moloch contemporain est la grande machine broyant les ouvriers nus qui, sur fond de fermetures d’usine, lui vouent à présent un culte (« Réveil dans Moloch »). Image forte de ce grignotage des chairs humaines, les antigens, créatures récurrentes qui arrachent aux plus faibles l’organe, poumon, foie, qui les emportera ( « Sans Esprit : toujours la dépression »). Les policiers plusieurs fois mis en scène ne sont pas des redresseurs de torts mais les témoins de la nécrose urbaine. « Certains ont disparu » indique clairement la cause de ce marasme : « Le contraire de l’amour, c’est l’indifférence. » Souvent, le suicide est la porte de sortie que choisissent ceux qui ne savent comment lutter (« Un Chant d’hiver »).
Joël Lane est un auteur engagé dont les récits sordides sont autant de dénonciations d’une société sans âme ni dignité, seule responsable des cruautés et des drames qu’elle suscite chez les plus fragiles. On trouve, derrière ce lot de misères humaines, de la tendresse et de poignantes étreintes, comme ce marin qui retrouve, pour une nuit, son amant disparu en mer. Si l’auteur n’a jamais caché son homosexualité, comme en témoignent nombre de récits, il met en scène avec la même subtilité et une égale justesse tous ses personnages, un talent qui est d’abord la preuve de sa grande humanité. Des titres comme « Le Dernier Cri », « Ma voix déjà se meurt » illustrent son désir d’offrir sa plume à tous les déshérités.
C’est une plume riche, par la densité du récit et la concision de la phrase. La narration est parfois âpre, jamais dénuée de poésie, même si cette grande qualité d’écriture est volontiers mise au service d’un récit aussi efficace et brutal que la colère qu’il exprime. Il faut remercier Jean-Daniel Brèque qui a su, à travers ce recueil, faire entendre la voix de cet auteur disparu pour qu’il ne tombe pas dans l’oubli. Chapeau bas — et un accessit spécial au (micro)éditeur Deampress. com, auprès duquel on commandera directement le présent ouvrage sur son site internet, faute de le trouver en librairie