C’est une vie qui s’écoule entre ces pages. Le narrateur est un enfant quand son père fuit la ville en prévision de la catastrophe millénariste qu’on avait annoncée. Il est un adolescent qui choisit de se débrouiller seul à la mort de ses grands-parents, dans une campagne isolationniste qui fait la chasse aux citadins en quête de nourriture. On le verra successivement fonctionnaire de la Gestion territoriale expulsant les gens menacés par des intempéries, chapardeur reclus au sommet de tours abandonnées ou caché dans une clairière, acoquiné avec une femme dont les ressources sont une garantie de survie, fonctionnaire délivrant des avantages à des réfugiés partant commencer une nouvelle vie, adepte du ménage à trois tant qu’il est bénéfique à sa sécurité, membre actif d’une communauté rurale, candidat à la citoyenneté d’un nouveau gouvernement basé sur l’engagement sincère et altruiste, guide touristique pour personnes en fin de vie.
Les causes de la catastrophe restent volontairement floues et varient au fil des chapitres : bug de l’an 2000, conflit politique, épidémie virale, modifications climatiques, de l’inondation à la sécheresse, perte de la fertilité masculine, versions qui entraînent chaque fois l’humanité sur une pente nouvelle. A la violence individualiste de la survie brute succèdent les rapports basés sur la méfiance quand sévit la maladie, sur la nécessaire union des forces dans une société en reconstruction, imposant une nouvelle partition de la cellule familiale lors du déséquilibre des sexes, etc. Si un lien se dessine, il est ténu, mais basé sur un lent et difficile redressement de la situation.
De même, chaque chapitre esquisse un tableau sans lien avec les précédents. On y retrouve le narrateur dans une situation nouvelle qui n’est pas explicitée, de laquelle on n’obtient que par déductions progressives un maigre aperçu du monde extérieur. Le lecteur n’est guère plus informé que des réfugiés débarquant dans un foyer de civilisation lui-même coupé du reste du monde. Mais peu importent les causes et le tableau d’ensemble. Connaître davantage la situation est sans intérêt quand la survie immédiate est en jeu.
Dans La Route, de Cormac McCarthy, la désolation est si accablante qu’elle conduirait au désespoir le plus absolu s’il n’y avait cet enfant pour lequel le père s’acharne à poursuivre son chemin. L’impression que le lecteur finit par retirer du présent roman est celle d’un monde réduit à l’essentiel, où le sens s’est perdu, mais qui finira par se redresser, peu importe comment ou à quel prix. On devine qu’il y aura de nombreux laissés-pour-compte. Le narrateur est un peu le miroir de nos sociétés foncièrement égocentriques, où l’individu est davantage préoccupé par son bien-être que celui de ses proches. Probablement aurait-il péri s’il n’avait été cet égoïste forcené, uniquement préoccupé par sa sécurité. Mais comme bien d’autres, c’est en fin de parcours qu’il mesure les errances de son individualisme et découvre que la sincérité, l’empathie et l’amour, à défaut de garantir la survie, aident à vivre. Il n’y a cependant nul jugement dans ce constat, juste une conclusion à laquelle, forcément, on parvient, peut-être en retrouvant l’image du père aimant et protecteur, fait pour dispenser réconfort et soulagement autour de lui.
Dans le registre de la science-fiction light comme il s’en publie hors collection spécialisée, qui a de l’Apocalypse une approche moins cérébrale mais plus sensitive, ce roman, le premier de son auteur, est une bonne surprise.