Prenez une poignée d’auteurs, d’illustrateurs et de scénaristes de SF. Plutôt des bons. Jolies plumes, belles intelligences. Formez-les. Faites-leur vivre des expériences rares. Donnez-leur accès à des spécialistes, à des chercheurs, avec le soutien d’un Ministère régalien et d’une grande université. Payez-les à peu près décemment (il paraît…). Laissez infuser. Tirez un livre de leurs cogitations collectives. La promesse d’un résultat hors-norme, non ?
Ben non.
Le collectif Red Team Défense a donc été formé en 2019 à l’initiative du Ministère des Armées. Ces guerres qui nous attendent, 2030-2060 présente quatre scénarios développés pour sa « saison 1 ». Le premier, « Les Pirates de la P-nation attaquent Kourou », s’ouvre sur une présentation très vulgarisée d’un ascenseur spatial guyanais qui pourrait, autour de 2060, « hisser la France au tout premier rang des nations ouvertes sur l’avenir » (si, si !). Mais cet avenir radieux est menacé par la « P-nation », communauté pirate composite, voire « liquide », composée en grande partie de réfugiés climatiques. « Barbaresques 3.0 » décrit la résurgence de la piraterie en Méditerranée, y compris par la prise de contrôle de la commandante d’un vaisseau de guerre à l’aide de « technologies dérivées du programme Neuralink d’Elon Musk » (lequel semble un peu obséder la Team). « Chronique d’une mort culturelle annoncée » réfléchit à la difficulté d’une intervention humanitaire dans une Grandislande en pleine désagrégation (ça leur apprendra à brexiter !), atomisée en sous-communautés réfugiées dans des safe spheres virtuelles manipulées par la Grande-Mongolie. Enfin, « La Sublime Porte s’ouvre à nouveau » explore le concept d’hyperforteresse entièrement automatisée, qui démode celui de guerre de mouvement.
Selon le Ministre, Florence Parly, « La Red Team, c’est le symbole d’ouverture du Ministère des Armées en matière d’innovation. C’est renverser la table. » En dépit de la crispation antimilitariste de certains membres de Notre club, la démarche paraissait plutôt bienvenue. Mais la table ne semble pas près d’être renversée. La prospective polémologique s’avère être « un art simple et tout d’exécution », comme un connaisseur, le général Bonaparte, qualifiait la guerre elle-même. Or, le compte n’y est pas.
Même si l’on peut imaginer que certaines des idées les plus originales soient restées classifiées, les spéculations techno-scientifiques présentées apparaissent banales. Les prochaines décennies verront l’apparition de véritables Intelligences Artificielles. Admettons. Les réseaux sociaux deviendront presque aussi importants pour la Défense que le monde physique. Bon… Les systèmes d’armes autonomes, capables de déclencher le feu dans des délais trop brefs pour permettre une intervention humaine se généraliseront, et la sécurité de ces automatismes constituera un enjeu tactique majeur. Certes. Mais s’agit-il vraiment de prospective ? La fiabilité et la testabilité de tels systèmes d’armes automatisés en réseau était déjà au cœur des critiques à l’encontre de l’Initiative de Défense Stratégique de Ronald Reagan, en 1980. Et les inquiétudes sur le contrôle des réseaux sociaux sonnent plus « Elon Musk 2022 » que « guerre 2060 »…
Plus surprenant, la qualité littéraire n’est pas non plus au rendez-vous. À un ou deux morceaux de bravoure près, les scénarios sont de simples juxtapositions de textes courts pseudo-informatifs, au style basique et sans grand souffle. Quelques néologismes sont bien trouvés, mais disparaissent sous le poids des acronymes gratuits et des analogies faciles.
Sans doute un exercice aussi original aurait-il mérité en amont une réflexion méthodologique un peu plus sérieuse sur la double, et subtile, interface arts/sciences/sciences humaines. En attendant, relisons plutôt La Destruction libératrice d’H.G. Wells (1914) ou Solution non satisfaisante de Robert Heinlein (1941), autrement provocateurs et malheureusement toujours d’actualité…