Christopher BUEHLMAN
FLEUVE NOIR
360pp - 20,50 €
Critique parue en janvier 2014 dans Bifrost n° 73
1935. La Grande Dépression est encore vivace aux Etats-Unis. L’économie est moribonde ; la misère est grande, surtout dans les zones rurales.
Dans ce contexte morose, Frank et Eudora, un couple en rupture de ban, s’installent à Whitbrow — petite ville de Géorgie dans laquelle Frank vient d’hériter d’une maison — pour y démarrer une nouvelle vie. Eudora remplacera l’institutrice de la ville et Frank prévoit de faire des recherches pour écrire la biographie de son terrifiant ancêtre local, un planteur esclavagiste, cruel et sanguinaire, assassiné lors de la révolte de ses esclaves. Le couple s’intègre lentement à la vie de Whitbrow et découvre, ce faisant, les étranges traditions de la petite ville et le mystère qui entoure la forêt de l’autre côté de la rivière. Vient un jour où une décision malheureuse de la communauté provoque une avalanche d’évènements terrifiants…
Ceux de l’autre rive est un premier roman, et il en a deux ou trois traits caractéristiques. Quelques mots ou expressions trop modernes dans la bouche d’un narrateur des années 30, des personnages peut-être un peu trop contemporains dans leurs attitudes (même pour des intellectuels de la Côte Est), certains dialogues imparfaits, une motivation maléfique pas totalement réaliste. On pourra aussi lui reprocher une fin sans doute rapide, et qui, par certains côtés, fleure bon le jeu de rôle.
Mais il serait vraiment dommage de s’en tenir là.
Ceux de l’autre rive possède une bonne histoire, au rythme de progression très satisfaisant. Il parvient à être un roman de genre bien typé qui se camoufle sur une bonne partie de sa longueur, évitant ainsi l’écueil d’une catégorisation trop rapide tout en instillant dès l’abord un sentiment de malaise intense. Intrigant un lecteur qui n’a, longtemps, pas tous les éléments du mystère en main, il l’invite à croiser deux personnages principaux détaillés et attachants, ainsi qu’un nombre conséquent de seconds rôles pittoresques et hauts en couleur, dans une bourgade reculée de l’Amérique profonde que la modernité n’a pas encore atteinte. Convaincant dans la description qu’il fait d’hommes simples dépassés par les évènements, Buehlman montre très bien la désagrégation rapide d’une petite communauté confrontée à une menace trop grande pour elle, et l’inefficacité de « civils » tentant de résister par la force à une adversité violente. N’est pas un vétéran de la grande Guerre qui veut ; seul Frank peut s’en vanter.
Ceux de l’autre rive, malgré ses défauts de jeunesse, est un ouvrage agréable et palpitant, un page-turner très distrayant. Il y a dans ce premier roman quelque chose du Stephen King des débuts, quand il savait écrire court et inquiéter sans abuser d’effets gore, quand il savait aussi faire entrer le lecteur dans les rituels intimes d’une communauté sans l’abreuver de références pro domo. Quant à Buehlman, c’est un auteur dont il faudra suivre la maturation ; en France dès qu’aura été traduit son second roman : Between two fires.
J’y vais de ce pas.