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Les critiques de Bifrost

Ceux des profondeurs

Fritz LEIBER
MNÉMOS
6,90 €

Critique parue en juillet 2019 dans Bifrost n° 95

Avant même le début de sa carrière d’écrivain professionnel (son premier texte publié, « Two Sought Adventure », devait paraître en août 1939 dans la revue Unknown), Fritz Leiber entreprit de correspondre avec H.P. Lovecraft. Enfin, pour être tout à fait exact, il n’osait pas lui écrire, aussi est-ce son épouse, Jonquil Stephens, qui envoya une lettre à HPL, lequel répondit en indiquant avoir apprécié les qualités de « Adept’s Gambit », une des aventures de Fafhrd et du Souricier Gris, qui tournait dans les cercles littéraires à l’époque. Ceci marqua le début d’une correspondance… plutôt éphémère. Si cette correspondance débuta en octobre 1936, Lovecraft décéda en mars de l’année suivante. Il n’en reste pas moins que l’auteur des Montagnes hallucinées exerça une influence durable sur l’œuvre de Leiber : elle est l’une des inspirations du « Cycle des Épées », ainsi que de plusieurs autres textes du jeune auteur, qui écrivit également une dizaine d’articles sur le natif de Providence. Aussi est-il naturel que, lorsqu’il fut question de diriger un ouvrage baptisé The Disciples of Cthulhu, l’anthologiste Edward P. Berglund ait convié Fritz Leiber à participer à l’ouvrage, ce qui donna en 1976 Ceux des profondeurs.

La novella débute alors que Georg Reuter Fischer entame au petit matin la rédaction des événements l’ayant mené jusqu’à cet instant précis, qui marquera sans nul doute le dernier jour de son existence. Dans un long flashback, on assiste aux premières années du jeune et intelligent Georg, couvé par ses parents, dont son père, un maçon compétent, qui bâtit de ses propres mains leur maison sur les collines de Hollywood. Malheureusement, une malformation au pied droit et, surtout, une tendance au somnambulisme et à des périodes de sommeil extrêmement longues, vont peu à peu laisser leur empreinte. Une tentative d’études dans la ville d’Arkham se soldera par un échec. Tout juste pourra-t-il en rapporter un recueil de poèmes d’Edward Pickman Derby, le poète local, qui l’inspirera pour ses propres écrits. Malheureusement, par la suite, son père puis sa mère meurent dans des circonstances atroces. Son père, notamment, décède dans l’effondrement d’une grotte souterraine ; faut-il y voir un lien avec la « Porte des Rêves », bas-relief vaguement inquiétant sculpté par son père, qui attire irrésistiblement Georg et lui rappelle la poignée de rêves atroces dont il s’est souvenu au cours de son existence ?

Fritz Leiber rend ici pleinement hommage à Lovecraft, en tissant une toile aux multiples niveaux de lecture : en premier lieu, il nous livre un texte d’horreur comme les écrivait HPL, où la montée dans l’angoisse se fait progressivement, tandis que le protagoniste principal — solitaire, comme il se doit — se voit peu à peu entouré par des forces obscures échappant à toute tentative de contrôle, voire même de compréhension. D’une facture classique, le texte se révèle très efficace, alternant visions chtoniennes et moments d’angoisse plus viscérale. Leiber en profite pour disséminer de très nombreuses références à Lovecraft, entrelaçant son récit à ceux de son aîné, comme autant de clins d’œil qui parleront aux connaisseurs, sans pour autant basculer dans un hommage trop ludique qui desservirait le propos horrifique. Il se démarque en revanche de Lovecraft en abordant en outre les rapports père-fils ; si chez HPL la famille n’intervenait que peu dans les récits, elle est ici omniprésente : tous les actes de Georg s’inscrivent dans sa filiation avec Anton, comme sa fascination pour la « Porte des rêves », ce que confirme la révélation finale du récit. Nul doute ici que Leiber parsème ici son texte d’éléments autobiographiques : Georg est un prénom allemand comme Fritz, Reuter est le deuxième nom de Leiber, et son meilleur ami s’appelait Harry Otto Fischer — c’est d’ailleurs avec ce dernier que furent imaginées les aventures de Fafhrd et du Souricier Gris. Leiber entretint également une relation très forte avec son père, dont la personnalité l’a parfois écrasé, et qui, ô hasard étonnant, entreprit à Atlantic Highlands la construction d’un bungalow… inspiré de demeures californiennes.

En fin de compte, cet hommage respectueux, qui utilise à bon escient le matériau lovecraftien, fait également la part belle à des problématiques plus personnelles, rehaussant encore l’intérêt de ce formidable texte. On remerciera donc Mnémos de nous le proposer.

On ne saurait néanmoins passer sous silence le gros souci de cet ouvrage : avoir repris telle quelle la traduction de Jacques Van Herp. Le massacre, diront certains. Car, entre phrases d’une lourdeur abyssale et traductions plus qu’approximatives (dès la première page, « considerable horror » devient « étonnante horreur »), auxquelles on ajoutera absence de relecture du traducteur, de l’éditeur de l’époque (Phénix) et de l’actuel (toujours sur la première page, Georg devient George, et Pickman… Pickmann), ce texte souffre de scories qui sont autant d’outrages à la prose précise et évocatrice de Leiber, qui se fond du reste dans le moule du style lovecraftien. À l’heure où nombre de textes sont retraduits, on enrage que celui-ci n’ait pas bénéficié d’un tel traitement. Cela aurait permis de rendre pleinement hommage qui s’inscrit parmi les meilleurs récits inspirés de Lovecraft.

Bruno PARA

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