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Les critiques de Bifrost

Ceux qui sauront

Ceux qui sauront

Pierre BORDAGE
FLAMMARION
352pp - 15,00 €

Bifrost n° 53

Critique parue en janvier 2009 dans Bifrost n° 53

Royaume de France, an de grâce 2008. Jean est un jeune fils d'ouvrier. Sa famille survit au gré des emplois précaires et mal payés que dégotte son père. Il a trouvé son premier boulot. Le voilà parti avec son père et son oncle pour aller ramasser des pommes. Jean et les siens représentent la grande majorité de la population, à laquelle toute instruction est strictement interdite sous peine de mort. Les nobles les ont surnommés les cous noirs. Ils sont taillables et corvéables à merci, et n'ont pas d'autre droit que de courber l'échine sans rechigner. La gendarmerie est là qui veille, et elle n'hésite pas à tirer dans la foule pour rétablir l'ordre. Toutes les insurrections populaires ont été impitoyablement matées, et rien ne semble pouvoir ébranler la monarchie et ses gendarmes. Ils ont cependant fort à faire avec ces écoles clandestines, qui veulent éduquer les cous noirs. Une répression impitoyable s'abat systématique sur ces républicains. L'Etat ne saurait en effet tolérer ces nostalgiques d'une révolution régicide et sanguinaire. Mais ils sont toujours là, et essaiment chaque jour un peu plus…

Clara a elle la chance d'habiter à Versailles, capitale du royaume. Il faut dire que son père est un financier de haut rang, directeur de la Banque royale. Elle est éduquée par un précepteur, et a même accès à l'électricité et Internet. Quoi qu'internet soit un bien grand mot ! Il s'agit plutôt d'une sélection de sites plus hagiographiques les uns que les autres, où tous les propos sont étroitement surveillés. Mais elle a surtout la chance d'être promise à un beau mariage. Un mariage arrangé, bien entendu. Car il ne manquerait plus que les enfants de la noblesse aient le choix de leur conjoint !

Si la situation intérieure n'est pas terrible, la situation extérieure l'est encore moins. Les Ottomans ont fermé leurs champs de pétrole aux étrangers, et le pétrole devient donc encore plus rare et cher. Les privilégiés qui ont des voitures essaient tant bien que mal de trouver des substituts pour faire rouler leurs berlines. Quant aux autres, ils se déplacent dans des trains tractés par des locomotives à vapeur, ou bien à pied ou en carrioles tirées par des chevaux.

Le roman est d'une construction aussi simple qu'efficace. D'un chapitre à l'autre, on passe de Jean à Clara, avec un cliffhanger de rigueur à la fin de chaque chapitre. Il va sans dire que nos deux héros vont se rencontrer et sympathiser, ce qui est bien sûr inconcevable, tant les barrières de classes sont énormes. Outre nos deux personnages, on trouve aussi quelques personnages secondaires intéressants, tel le précepteur de Clara.

Comme l'indique le bref résumé, nous avons la chance de ne pas avoir une sempiternelle uchronie sur la Seconde guerre mondiale. Le point de divergence se situe dans les années 1880, quand la République commença à s'affirmer contre les monarchistes, grâce notamment à Gambetta et Jules Ferry. C'est à cette période qu'Adolphe Thiers a supervisé un coup d'Etat monarchiste. La République a été renversée, Gambetta et Ferry fusillés, la monarchie rétablie et l'Europe à nouveau verrouillée par une nouvelle sainte alliance. L'originalité de la divergence a le grand mérite de mettre en lumière tout le patrimoine que la IIIe République nous a légué : de la laïcité à l'instruction, en passant par les syndicats ou la liberté de s'associer, sans oublier les réformes sociales comme les congés payés ou la semaine de 40 heures.

Loin donc d'être un simple divertissement, Ceux qui sauront réussit l'exploit d'être à la fois un livre intelligent et divertissant. Un livre engagé également, mais sans lourdeur du propos. Bordage lorgne plutôt du côté des Misérables de Victor Hugo que de Kesselring.

Je ne saurai conclure sans un coup de chapeau fort mérité à la fin. Aux antipodes de la niaiserie, elle est absolument splendide.

Dès son premier titre, « Ukronie », collection jeunesse dirigée par Alain Grousset, met la barre très haut. Gageons que si les titres suivants maintiennent la qualité et l'originalité, mais aussi la sincérité et l'engagement, elle deviendra vite la collection de référence pour les ados… et leurs parents.

Olivier PEZIGOT

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