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Les critiques de Bifrost

[Critique commune à Chaga, Kirinya et "Tendeléo".]

Après l’Irlande et avant les pays émergents (Inde, Brésil, Turquie), la science-fiction de Ian McDonald s’était intéressée à l’Afrique avec deux épais romans, Chaga et Kirinya. Chaga commence lorsque, en ce début de XXIe siècle, le système solaire est victime d’une invasion extraterrestre ayant vraisemblablement commencé du côté de Saturne, lorsqu’une substance noirâtre a recouvert Japet et lorsque Hypérion a disparu. Quelques temps plus tard, c’est l’hémisphère Sud de notre planète qui est victime d’un bombardement : des astéroïdes s’écrasent et libèrent une substance qui transforme l’environnement en un mélange évoquant des récifs coralliens et la jungle tropicale. « Des choses ressemblant à d’autres choses. Rien qui parût une chose en soi. » Un paysage radicalement étranger, extraterrestre. L’un de ces astéroïdes s’est écrasé au sommet du Kilimandjaro. Dévalant les flancs du volcan à raison de cinquante mètres par jour, la substance, que l’on surnomme le Chaga (d’après le nom d’une tribu africaine), a commencé son expansion. Une expansion inexorable car rien ne semble pouvoir arrêter ce fléau, ni le feu ni l’acide… Rien. Tout au long de sa lente avancée, les populations partent en exode.

Chaga raconte l’histoire de Gaby McAslan, jeune et ambitieuse journaliste envoyée à Nairobi par la chaîne SkyNet pour couvrir l’évènement et la gestion de la crise par l’UNECTA, l’autorité onusienne censée gérer les mouvements de population et tenter de contenir le Chaga. Tenter aussi de comprendre cette substance protéiforme, voir s’il est possible d’en tirer des applications. Dans le même temps, à la place du satellite Hypérion apparaît un Big Dumb Object de même masse, mais considérablement plus flexible et qui se recompose à mesure qu’il dérive vers la Terre, jusqu’à se transformer en un immense cylindre creux, divisé en plusieurs chambres, prêt à accueillir… quoi ? qui ? Les créateurs du Chaga ?

Kirinya se déroule une quinzaine d’années après les événements narrés dans Chaga. Gaby Mc-Aslan et sa fille Selena vivent tranquillement dans une communauté d’artistes au sein du Chaga, mais les effets de l’invasion n’en finissent pas de se faire sentir : les divisions nationales ont cessé d’exister et l’Afrique s’est recomposée. Reste à faire valoir ses droits auprès des puissances occidentales. La mère et la fille vont se battre pour faire entendre les voix africaines, Gaby avec sa notoriété de journaliste, Selena au sein de multiples groupements armés. Toutes deux suivront peu à peu des chemins divergents.

Grossièrement résumé, la série « Chaga », c’est The Blob en Afrique, avec un zeste de Rama. Tous les éléments sont réunis pour en faire des romans-catastrophe emplis de bruit et de fureur, mais Ian McDonald déjoue les attentes et centre Chaga sur les péripéties amoureuses de Gaby McAslan et Kirinya sur l’aspect politique de l’invasion. Sense of wonder et sentiments d’horreur sont bel et bien là, mais atténués — ce que l’on pourra regretter. Le protéiforme Chaga demeure en marge, informe menace bien moins dangereuse que les humains et notamment les puissances occidentales, résolues à ne pas laisser échapper une seule miette de pouvoir. Malgré la relative ancienneté des romans (Chaga date de près de vingt ans), l’analyse que fait McDonald de la situation africaine ne semble hélas guère avoir vieilli. Il n’est sûrement pas anodin que cette invasion alien, qui recompose et recrée la nature, débute dans la zone géographique considérée comme le berceau de l’humanité. Et si c’est là une nouvelle colonisation de l’Afrique, au moins don-ne-t-elle une chance à ses habitants.

Il en reste néanmoins que Chaga et Kirinya semblent former une série de transition entre la trilogie irlandaise (Roi du matin, reine du jour, Heart, Hands and Voices et Sacrifice of Fools) et la séquence du « Nouvel Ordre Mondial » (les romans indien, brésilien, turc). Si l’essentiel des enjeux concerne l’Afrique, les protagonistes, eux, sont occidentaux — Gaby McAslan vient d’Irlande du Nord. Une trilogie africaine inachevée, donc, et que Ian McDonald ne semble pas pressé de terminer. Si ces deux romans sont tout à fait dignes d’intérêt, ils souffrent néanmoins de longueurs et ne parviennent pas toujours à passionner. Tout à l’inverse de « Tendeléo ». Petit bijou, cette novella montre que Ian McDonald excelle dans la forme médiane. Publiée dans la non moins excellente anthologie Faux rêveur (qui, accessoirement, comporte de très bons textes de Stephen Baxter, Kim Newman ou encore James Lovegrove), « Tendeléo » prend le contre-pied de Chaga et Kirinya et donne la parole à une Kenyane (la Tendeléo du titre), dont l’existence, jusqu’alors heureuse, va être bouleversée par l’arrivée du Chaga à proximité de son village. Des camps de réfugiés de Nairobi jusqu’à Manchester, Tendeléo va être ballottée par des forces qui la dépassent jusqu’au cœur du Chaga.

En attendant de voir peut-être Chaga et Kirinya traduits un jour sous nos latitudes, on conseillera sans réserve la lecture de « Tendeléo », formidable introduction/spin-off à la saga du « Chaga », cette variation intelligente sur le thème éculé de l’invasion extraterrestre.

Erwann PERCHOC

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