Gretchen FELKER-MARTIN
SONATINE
23,00 €
Critique parue en octobre 2023 dans Bifrost n° 112
Premier roman de Gretchen Felker-Martin, cette dystopie-quasi-zombie a de quoi intriguer, même et surtout quand on sature du post-apo’. Tout en en reprenant les codes habituels (survie d’individus, menace du groupe, menace du monstre, du sang, des viscères, un headcount épatant), un détail détonne d’entrée de jeu : l’épidémie T-Rex qui décime une grande moitié de l’humanité se déclenche à un certain taux de testostérone des individus.
Pourquoi ? On n’en saura rien, et pour cause : l’heure est à la survie de nos deux protagonistes, Beth et Fran. Ces deux femmes trans doivent, pour éviter de se transformer à leur tour, chasser ces monstres assoiffés de sang et de violence, dans une logique d’automédication quasi-cannibale : elles reposent sur leur propre débrouillardise et la complicité d’une amie chimiste amatrice pour produire leurs hormones salvatrices (pour à la fois limiter la production de testostérone et suppléer en œstrogènes). Tout le monde ne l’entend pas de cette oreille, et dans cette nouvelle configuration planétaire, certains groupes TERF (acronyme de Trans-exclusionary radical feminist, une frange du féminisme qui souhaite exclure les personnes trans de leurs luttes) comptent bien établir leur suprématie dans certains territoires, et cela en dézinguant aussi bien du zombie que des femmes trans qu’elles considèrent comme ennemies. La métaphore n’est pas des plus subtiles concernant les violences que subissent les femmes trans (et les personnes trans en général) à ce jour, aux États-Unis comme ailleurs – des violences d’ailleurs en hausse ces dernières années. Mais, comme nous l’avons vite compris, sur cet aspect, le roman est frontal.
Les lignes ainsi tirées, nous sommes bien ici dans un roman horrifique, et des plus cathartique, qui n’oublie pas cependant de créer des personnages fortement attachants. Beth, Fran, Indy, Robbie et quelques autres, dont on suivra les points de vue tour à tour, sont dépeints sans angélisme, avec de nombreux travers et leurs propres contradictions. Les épreuves traversées reconfigureront leurs liens, leurs attaches, dans une violence certaine, car peu leur sera épargné. C’est ainsi avec ces personnages – leurs corps, leurs enjeux intimes mêlés à leur besoin de survivre – que l’autrice nous offre de la subtilité.
Porté par son rythme haletant, Chasse à l’homme possède un goût certain pour la transgression, un humour acide, et une galerie de personnages variés et touchants dans leur complexité face à un monde à l’hostilité sournoise. La question du monstre prend ici une dimension supplémentaire, les protagonistes étant menacées de subir les changements T-Rex ; un écho violent à leurs propres vécus dysphoriques, et qui se double de la violence de leurs semblables. Chasse à l’homme est aussi un roman sur la difficulté à se lier, à se faire confiance, à se reconnaître et s’accepter lorsqu’on est sans cesse confronté à une violence inouïe. Enfin, c’est un roman que l’on lit avec empressement et que l’on referme en sachant garder un certain temps en tête et au cœur les personnages qui l’habitent. Pour un premier roman, c’est une réussite. Vivement la suite !