Jonathan Tamberlain veut réussir dans la vie : il veut voyager à travers les mondes et goûter toutes les cuisines, tester les plats des plus grands restaurants. Et il y parvient : gastronome réputé et craint, voire haï pour ses avis tranchants et sans pitié, connu sous le pseudonyme du Tomahawk, il est une sommité. Mais cela ne lui suffit pas. Il lui faut une légende, un hôtel sensé même ne pas exister, le Grand Skyes : The Empyrean. Et surtout, se délecter de la nourriture concoctée dans son restaurant mythique, l’Undersea. Mais n’y entre pas qui veut : il faut être riche, célèbre et, par-dessus tout, y être invité. Ce qui n’est pas le cas de Jonathan. Mais celui-ci est prêt à tout pour voir son rêve se réaliser…
Il est bon de voir que des auteurs ont à ce point confiance en leurs lecteurs ! On l’avait déjà compris avec le premier roman de Suddain, Le Théâtre des dieux. Et il en va de même ici : entrer dans Chasseurs et collectionneurs n’est pas chose aisée. On est secoué, ballotté, malmené : l’auteur fonctionne par petites touches, comme un peintre pointilliste ayant une vision globale de son tableau, mais dont chaque petite partie ne signifie presque rien par elle-même. Les chapitres – plus ou moins courts – se succèdent : journal du dandy Jonathan, lettres, listes de restaurant et de menus aux noms exotiques et violents. La folie de l’intéressé se dessine peu à peu. Le portrait se devine, sans égard particulier pour le lecteur, dans une géographie lointaine et illustrée, à chaque partie, de planètes noires et d’orbites régulières. Dans ce début de récit (un petit tiers), même si on baigne dans la gastronomie, on est loin des savoureuses Nourritures extraterrestres de René et Dona Sussan, où les recettes, souvent bizarres dans leurs intitulés, n’en étaient pas moins réalisables, voire savoureuses (j’en ai testé personnellement, croyez-moi !). Ici, ce serait plutôt Le Cuisinier, le voleur et son amant, de Peter Greenaway, où les repas finissent par mêler au plaisir le dégoût et la mort, les excréments et le cannibalisme.
Et quand Jonathan Tamberlain atteint enfin le Graal, qui se révélera ne pas en être un, on bascule aussitôt du côté du Shining de Stanley Kubrick. Car le gastronome, accompagné de Bête, son agent, et de sa garde du corps, Gladys, va découvrir une machinerie grippée, aux rouages tordus, divisée en plusieurs factions antagonistes, mais toutes prêtes à tuer sans pitié. C’est un huis clos tendu et risible, grotesque et baroque, d’autant qu’il est difficile d’en comprendre tous les tenants et aboutissants avant la fin. Et encore ! Entre les obsessions de chacun, alimentées par des passés terrifiants, les caractères entiers et les incompréhensions réciproques, le mélange, dans un lieu quasi hermétique, est explosif. Déstabilisation garantie ! Aucun doute, Peter Greenaway aurait adoré. Le côté anglais, peut-être, de Matt Suddain – qui vit à Londres. Cette capacité à réunir horreur et humour dérisoire, assaisonnée d’une dose de nonsense un brin collet monté. Un cocktail piquant, mais qui ne convient pas à toutes les bouches. À réserver aux amateurs avertis.