Parmi les (re)découvertes du patrimoine de la science-fiction, Poul Anderson fait figure de poids lourd. Longtemps victime dans l'Hexagone d'un ostracisme tenace, l'écrivain états-unien est désormais l'objet d'un véritable engouement. En effet, ce ne sont pas moins de dix ouvrages — inédit et réédition, one-shot et composante de cycle, fiction et non-fiction — qui sont parus depuis 2004. Joli regain d'intérêt, se permettra-t-on de noter, pour un auteur que l'on associe fréquemment à l'âge d'or de la S-F américaine, même s'il a largement poursuivi sa carrière au-delà du terme de celle-ci.
Les éditions l'Atalante ont fait le choix de se concentrer sur le personnage de Dominic Flandry, un des héros récurrents de l'œuvre d'Anderson. Chevalier de l'Empire Terrien est le troisième opus de ses aventures. On trouvera ici deux courts romans inédits en France. Le premier, Enseigne Flandry, revient sur la jeunesse du personnage et montre de quelle façon il a intégré les services de renseignements terriens. Le second, Chevalier de spectres et d'ombres, prend place au crépuscule de sa carrière, après une vie bien remplie au service de l'Empire. Il y a évidemment matière à gloser sur l'évolution personnelle de Flandry. En dépit des apparences, le grand écart entre les deux romans n'est pas que temporel ; trente années entre les deux aventures de l'espion, neuf entre l'écriture des deux textes. Les deux histoires se distinguent également par leur tonalité contrastée. Enseigne Flandry est un récit rondement mené, mais sans véritable éclat. Les rebondissements y sont convenus, les personnages et extraterrestres archi-stéréotypés, le traitement s'avère finalement très « old school ». Bref, on se situe dans la norme des space operas classiques, ni plus, ni moins, avec tout ce que l'exercice comporte comme facilités. Ce n'est heureusement pas le même constat avec Chevalier de spectres et d'ombres qui se révèle le morceau de choix du recueil. Même si on est très loin des flamboyances déployées par l'auteur dans certains textes du cycle de La Patrouille du temps (publié dans son intégralité, soit quatre tomes, aux éditions du Bélial'), le recul sur la carrière de Flandry et sur le devenir de l'Empire procure ici une profondeur dont était dépourvu Enseigne Flandry. Certes, le récit ne déroge pas aux conventions du space opera. Mais celui-ci ne se cantonne pas uniquement au domaine de la guerre secrète, avec ses complots et ses faux-semblants, pas plus qu'il ne se réduit aux ressorts basiques d'une aventure pimentée d'un zeste de cynisme. Anderson ajoute à propos une dimension supplémentaire, propice à une réflexion plus globale que l'on peut interpréter comme une sorte de paratexte implicite qui court dans toute son œuvre. Là se trouve sans aucun doute le point fort de l'auteur états-unien. Pour mémoire, rappelons que le cycle de « L'Empire terrien » correspond à une phase de l'histoire du futur qu'Anderson a improvisé progressivement en lui rattachant les textes de La Ligue polesotechnique. L'écrivain y dévoile ses représentations sur l'Histoire — représentations qui relèvent de l'Histoire comparée et dans lesquelles l'entropie joue un rôle déterminant. L'Empire terrien se révèle ainsi comme un avatar science-fictif des nombreux empires qui ont dominé l'Humanité pendant l'Histoire, un avatar décrit ici sur son déclin. Et pendant que le collapsus dure, il ne reste plus à Flandry qu'à faire de son mieux pour repousser la Longue Nuit qui menace de tomber sur la civilisation, avec l'espoir de léguer aux générations à venir le récit édifiant de ses exploits afin qu'elles en tirent les leçons qui s'imposent.
Au terme de cette chronique, revenons à des considérations plus terre-à-terre. Si Chevalier de l'Empire Terrien finit par emporter l'adhésion, ce n'est pas en raison du premier texte qui figure au sommaire. L'ouvrage vaut surtout d'être lu pour le roman Chevalier de spectres et d'ombres qui mérite, sans conteste, d'être reconnu comme un titre incontournable de la Geste andersonienne.