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Les critiques de Bifrost

Chiens de guerre

Adrian TCHAIKOVSKY
DENOËL
19,90 €

Critique parue en janvier 2020 dans Bifrost n° 97

Auteur très productif, en SF comme en fantasy, Adrian Tchaikovsky s’est surtout fait connaître en France pour son excellent roman Dans la toile du temps, qui mettait en scène une civilisation d’araignées. Comme le titre le laisse supposer, les animaux sont toujours de la partie dans Chiens de guerre – mais c’est un roman bien différent, et on y croise bien d’autres animaux que des toutous.

Rex est un bon chien. Sa puce (…) le lui dit quand il obéit aux ordres. Quand il renâcle, il est un vilain chien – sa puce le lui dit, et il gémit. Rex a un Maître, qui, comme tel, décide du Bien et du Mal, et le tient métaphoriquement en laisse. Mais Rex n’est pas un animal de compagnie : c’est un chien de guerre, un biomorphe développé pour se battre à la place des humains. Il ne ressemble à vrai dire plus guère à un chien – et il en va de même pour ses collègues, l’ourse Miel, Dragon le reptile, Abeilles qui est tout un essaim d’abeilles (le personnage le plus fascinant du lot). Ils se battent au Mexique – ils font partie d’une armée corporatiste appuyant les reliquats du gouvernement central, face à des Anarchistas aux abois (…). Il n’y a pas de guerre propre, mais celle-ci est particulièrement sale : les biomorphes, conçus pour obéir aux ordres, commettent bien des atrocités sans en avoir conscience. Ce sont des machines à tuer, des monstres terrifiants. Le Maître, Murray, enchaîne ainsi les crimes de guerre sans se salir directement les mains. Pourtant, les circonstances (provoquées ?) font que les biomorphes se retrouvent coupés des ordres du Maître. Rex, le chef de cette escouade, doit prendre des décisions, librement – et il déteste ça : la laisse est tellement plus confortable ! Par chance, Miel, qu’il sait être bien plus intelligente que lui, est de bon conseil…

C’est une base au fond très classique. Adrian Tchaikovsky reprend des thèmes et des procédés éventuellement anciens – il cite ouvertementL’Île du docteur Moreau, mais on peut aussi penser à Demain les chiens, à Cordwainer Smith, plus récemment à David Brin ou encore (surtout ?), du fait du contexte militaire appuyé et des relations entre les biomorphes d’espèces diverses, à la bande dessinée We3 de Grant Morrison et Frank Quitely. Et cela ne joue pas vraiment en faveur du roman d’Adrian Tchaikovsky : il est plus que correct, mais peine à sortir du lot.

Chiens de guerre prend pourtant des directions plus inattendues ensuite – encore que toujours très référentielles à l’occasion. La fresque intime faisant le liant, on passe à un point de vue plus large, sur la place des biomorphes dans la communauté humaine – il s’agit de s’interroger sur leurs responsabilités ainsi que sur leurs droits, et les liens entre les unes et les autres. Le débat juridique est perturbé par une opinion versatile et prompte aux retournements soudains mais pas moins enflammés – ce qui, à l’heure des tweetstorms à répétition, n’est au fond pas si improbable, encore que la manière dont l’auteur nous décrit ces phénomènes a quelque chose d’un peu trop naïf et soudain ; il en demande parfois beaucoup, côté suspension volontaire d’incrédulité – pas aux plans scientifique et technologique, mais humain et sociétal. Un désir d’utopie parcourt en outre ces pages, qui ne résiste pas toujours à la réalité sordide – ou aux manipulations opérées dans l’ombre par d’autres entités de nature à bouleverser la conception de l’humanité, inégalement sympathiques… Rex est une figure de ces débats – même s’il s’en passerait bien, lui qui n’a guère confiance en ses capacités intellectuelles, et aimerait retrouver l’apaisante sensation d’un Maître lui assurant qu’il est un bon chien…

Ce Maître est pourtant un des soucis majeurs du roman. C’est un méchant de feuilleton, vraiment très très méchant, au point où c’en est quelque peu ridicule. Et les autres humains sont presque aussi caricaturaux. Au fond, comme dans Dans la toile du temps, l’alternance des points de vue accentue le sentiment que l’auteur est bien plus à l’aise et convaincant quand il se met à la place des animaux (ou, plus généralement, des non-humains). Les limitations mêmes de Rex en font un point de vue intéressant – un personnage tour à tour terrifiant et émouvant. Le Maître, lui, est tout d’un bloc.

Chiens de guerre se lit bien, cela étant. Il n’a pas le brio de Dans la toile du temps : sur le fond comme sur la forme, il est autrement convenu, et parfois pâtit de ce que les thèmes dont il traite l’ont été par de prestigieux devanciers : leur ombre porte sur le roman et en limite l’impact. On lira pourtant volontiers d’autres œuvres d’Adrian Tchaikovsky – mais Chiens de guerre n’est clairement pas au niveau de son prédécesseur. Araignées 1, chiens 0.

Bertrand BONNET

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