Au début du XXIe siècle, l'informatique de toute la planète a été balayée par Chromozone — un virus militaire extrêmement puissant. Après ce cataclysme, les hommes se sont regroupés en micro-communautés ethniques, parfois ethnico-religieuses, souvent politico-douteuses (chez Beauverger, le fascisme est de toutes les couleurs et de toutes les races). Dans ce monde ultra communautaire, fait de blocs quasi imperméables évoquant une Terre divisée en losanges de dessiccation, coexistent (le plus souvent sans jamais se rencontrer) des riches et des pauvres, des puissants au bord du gouffre et d'autres sur le point de devenir plus puissants encore. Les inégalités sont très marquées et la classe moyenne semble avoir presque totalement disparu. Ce paysage européen, gris, fortifié, oppressant, est en quelque sorte « filtré » par un survivant de l'ancien monde, Khaleel, un ancien flic capable de traduire le flot de phéromones qui fait désormais office de réseau informatique. Quand le roman commence, ce « filtre » est sur le point de mesurer toute l'étendue de son pouvoir.
Si l'on considère que Chromozone se situe dans la droite lignée de Tous à Zanzibar de John Brunner, Soleil Vert de Harry Harrison, Camp de concentration de Thomas Disch et I.G.H/Crash/L'Île de Béton de J. G. Ballard, c'est-à-dire dans la grande tradition des œuvres littéraires essayant de décrire un futur proche (déglingué), possible à défaut d'être probable, il est clair que Chromozone ne tient pas la comparaison avec les chefs-d'œuvre cités infra. Et ce pour deux raisons :
1/ Le style oscille énormément, passant d'une écriture « très mode » assez maîtrisée (on pense alors à Féerie de Paul J. McAuley), à une narration percluse d'adjectifs, d'adverbes et d'effets de style bancals — prétentieuse, pour faire court.
2/ Les implications factuelles que Beauverger tire de son hypothèse de départ (un virus informatique provoquant un cataclysme mondial) sont pour le moins peu crédibles, d'autant plus qu'il ne donne pas de réponses satisfaisantes aux questions du style « mais qu'a fait l'armée après l'attaque de Chromozone ? » et « que sont devenus les ordinateurs qui n'étaient pas connectés au réseau ? ». Pour ce qui est des forces de l'ordre, l'auteur s'en tire par une pirouette du genre « ils n'avaient pas d'ordres alors ils n'ont pas bougé ». Un peu léger. Quant au reste de l'humanité, les Chinois, les Américains, les Indiens… ils sont franchement trop absents du tableau.
Les cinéphiles le savent : dans une hypothèse apocalyptique du genre « virus renvoyant l'humanité à l'âge du pistolet automatique », le moindre sous-officier qui a dix hommes armés sous ses ordres n'a plus qu'une idée en tête : s'emparer d'un château (ou bunker) afin de s'y accoupler avec les plus belles reproductrices — évidemment kidnappées dans ce seul but. Cas de figure mis en scène dans l'excellent 28 jours plus tard de Danny Boyle. Dans le monde de Beauverger, ce sont les chefs de communautés qui jouent ce rôle de leader — on n'y croit goutte.
Handicapé par sa partie spéculative défaillante, Chromozone n'est donc pas à considérer comme le Tous à Zanzibar de la décennie en cours (ce serait plutôt le Ravage des années 2000-2005), néanmoins, ce livre réserve de belles surprises, des idées passionnantes ; on y côtoie des personnages intéressants (Teitomo, Khaleel, Gemini, Justine Lerner) et on y flingue à tout va le politiquement correct (une attitude à la mode, il n'y a qu'à lire Forteresse de Georges Panchard). Au final, Chromozone n'est pas le livre francophone de l'année, ce qui ne l'empêche pas de revendiquer sa place d'« incontournable » pour quiconque s'intéresse un tant soit peu à la S-F d'expression française.