Résumer une histoire du monde se déroulant sur 700 ans (et autant de pages), voici un exercice périlleux auquel on ne se livrera pas. En revanche, il est possible d'évoquer cette histoire de deux façons : le grand ou le petit bout de la lorgnette. Le grand bout tout d'abord. Robinson part d'un postulat assez simple : et si les grandes pestes du Moyen Âge avaient littéralement décimé l'Occident, laissant la Chrétienté exsangue au point de ne plus pouvoir se relever ? L'histoire aurait très certainement pris un chemin bien différent. C'est ce que Robinson nous raconte. L'Europe chrétienne disparue laisse le champ libre aux deux autres puissances principales, l'Islam et la Chine, pour se développer jusqu'à conquérir le monde, chacune par un bout, jusqu'à se retrouver face à face.
Le petit bout de la lorgnette relève d'une idée toute simple : le lecteur va pouvoir s'attacher aux pas d'une poignée de personnages, qu'il va suivre tout au long de ces 700 ans grâce à la réincarnation, si chère au Bouddhisme. Hommes ou femmes, chinois, musulmans, indiens d'Amérique ou hindous, empereurs ou esclaves, noirs, jaunes, blancs, rouges, leurs multiples vies, dont l'évolution karmique est étroitement liée à l'évolution de la civilisation, les placent cycliquement dans les poubelles de l'histoire ou à un tournant majeur. Elles vont nous permettre d'épouser tour à tour tous les points de vue, toutes les religions, et de visiter toutes les civilisations en place sur tous les continents. Grâce à ces quelques héros, nous allons pouvoir suivre le développement de ce monde fascinant où la puissance d'un moteur s'évalue en chameaux-vapeur, où les distances se mesurent en Li, y compris dans les royaumes musulmans, où il n'existe aucun tabou religieux sur le fait que la Terre tourne autour du Soleil, et où celui qui découvre E=mc2 est d'origine arabe. Tous les grands classiques sont au rendez-vous, de la découverte de l'Amérique à l'invention de la bombe atomique, et pourtant tout est différent, exotique, bénéficiant d'un regard résolument non occidental. Nous sommes complètement dépaysés, mais jamais en territoire inconnu, Robinson nous invitant constamment à la comparaison et à la réflexion.
Si ses talents d'écrivain avaient encore besoin d'une quelconque confirmation, la voici, et elle est éclatante : une écriture limpide à la compréhension immédiate, une profusion de détails et d'idées, un souffle épique — la confrontation entre la campagne de conquête chinoise et le djihad musulman est un moment très fort — , des personnages assez simples pour qu'on puisse les reconnaître à chacune de leurs incarnations, mais sans jamais tomber dans la caricature, une érudition incroyable et un talent de conteur digne des Mille et une nuits, tout contribue à faire de ce livre un chef-d'œuvre. L'humanisme de Robinson éclate à chaque page, sans jamais être pédant ou doctrinaire. Les yeux grands ouverts sur la noirceur de l'âme humaine, ne cachant rien de ses lâchetés, et pourtant étonnement humain, il fait de ce roman un grand moment de lecture, qui vous prend à la gorge dès les premières pages et ne vous lâche qu'à la dernière.
À lire absolument.