Elisabeth VONARBURG, Jeanne-A DEBATS
MNÉMOS
23,00 €
Critique parue en mai 2020 dans Bifrost n° 98
Grâce éditoriale soit rendue à Mnémos d’avoir remis en avant le splendide Chroniques du Pays des Mères ! Œuvre de la franco-canadienne Élisabeth Vonarburg, ce roman, paru au Québec en 1992, fit l’objet d’une sortie française au Livre de Poche en 1996. Épuisée de longue date, cette édition hexagonale de Chroniques du Pays des Mères n’en proposait que le premier état. Une seconde et définitive version du roman fut en effet publiée au Canada en 1999. C’est elle que propose Mnémos, permettant enfin de prendre l’exacte mesure de cette œuvre magistrale.
Se déployant sur quelques cinq cent pages, porté par une écriture à la fois précise et sensible, Chroniques du Pays des Mères s’impose comme une passionnante fiction spéculative dans la lignée de Doris Lessing et d’Ursula K. Le Guin. Comme celles-ci, Élisabeth Vonarburg se fait à la fois démiurge et anthropologue, restituant ainsi l’univers du Pays des Mères avec une fascinante puissance d’évocation.
La découverte du Pays des Mères s’effectue par l’entremise de Lisbeï, dont on suit les pas de l’enfance à la vieillesse. Lisbeï est une des filles de Selva, « la Capte » – c’est-à-dire la matriarche – de Béthély : un nom désignant à la fois l’une des « Familles » structurant le monde post-apocalyptique du roman et la « Capterie », le territoire qu’elle administre. Redessinée par le « Déclin », une ère de catastrophes remontant à notre présent patriarcal, la Terre à venir est entièrement régie par des clans gynécocratiques. Ce que traduit l’écriture même, faisant le choix grammatical du féminin comme genre universel. Cette domination féminine généralisée est le résultat d’une mutation des naissances, réduisant arithmétiquement les mâles à la portion congrue de l’humanité. Numériquement minoritaires, les hommes le sont encore socialement et politiquement, désormais cantonnés au seul rôle d’étalon. Tâche dont ils doivent s’acquitter durant ce que l’on nomme « le Service ».
Destinée à devenir la nouvelle Capte de Béthély, Lisbeï se voit cependant privée de ce titre après avoir été déclarée stérile. Les cheffes du Pays des Mères ont en effet, entre autres charges, celle d’assurer la reproduction de l’humanité future. Contrainte de s’effacer devant sa sœur Tula, quant à elle fertile, Lisbeï va de la sorte gagner une liberté lui permettant de mener une existence dévolue à la découverte. Mue par une soif de savoir inextinguible, Lisbeï s’engage dès lors dans de féconds voyages. Tel celui qui l’amène à explorer le dédale des souterrains de Béthély. Spéléologique et archéologique, ce périple lui permet de mettre à jour de troublants vestiges du passé, questionnant le culte de la Déesse Elli et de sa prophétesse Garde, la religion du Pays des Mères. Puis Lisbeï quitte Béthély pour aller vivre et étudier dans la septentrionale Wardenberg. Elle constate ainsi que la Famille « progressiste » qui la gouverne ménage aux hommes une situation plus favorable qu’à Béthély, leur offrant même des opportunités de promotion sociale. Des hommes peuvent donc être – selon la langue du Pays des Mères – « les égales » des femmes. Ils peuvent aussi aimer et même être aimés, au-delà de leur seule fonction reproductrice, comme Lisbeï le découvre ensuite dans la Capterie maritime d’Entraygues. Toujours à son grand étonnement, elle qui n’avait envisagé jusque-là l’amour que comme un sentiment réservé aux femmes dans ce Pays des Mères où le lesbianisme constitue la norme.
Spatiaux et mentaux, ces voyages offrent à Lisbeï l’occasion de déconstruire les fondements matriarcaux du Pays des Mères, le rendant peu à peu plus sororal. Ce qui, dans la langue du Pays des Mères, signifie plus d’égalité entre femmes et hommes… Car nullement misandre comme l’écrit justement Jeanne-A Debats en préface, ce roman rappelle à sa magnifique manière science-fictionnelle que le féminisme est un humanisme.