Une nouvelle religion est apparue sur Terre, La Multitude, laquelle, contrairement aux autres monothéismes, a des effets concrets sur la population, croyante ou non. L’entité originelle s’est fractionnée, désagrégée selon le terme officiel, en multiples individualités, désignés par un numéro. La Multitude ne renvoie pas à un au-delà, ne juge rien ni ne se réfère à une orthodoxie, sauf peut-être les Dieux Rouges, les plus violents et craints, que désapprouvent les autres entités. Ils peuvent en effet, très arbitrairement, décider de se débarrasser de leurs représentants sans raison valable, assassinés par leurs exécutants, les Bourreaux, tandis que leurs homologues s’opposent à toute forme de meurtre comme au tort fait aux animaux. Une Fédération chapeaute les Bureaux de prière disséminés à travers le pays où se présentent croyants et non-croyants avec des doléances diverses auprès des Désignés, représentants officiels des divinités bénéficiaires d’un pouvoir particulier, et de leurs employés.
La Désignation se manifeste par des fièvres, vomissements et maux de tête très coercitifs, atténués dans le cas Raylee Mire, au comportement rebelle voire asocial, par une grosse consommation de cannabis qui repousse l’emprise mentale de la divinité. Désignée du dieu Dix-neuf, elle a le pouvoir d’envoyer dans Prime, un ailleurs indéfini, ceux qui ont envie de disparaître un temps. Elle dispose aussi du don de micro-perception, soit la conscience de tout être vivant dans l’environnement proche, insectes et araignées compris, des pensées des gens ainsi que d’une foule de détails. Des visions l’informent sur certaines situations ou ce qu’elle doit faire. Une Désignation est un calvaire qui empêche d’avoir une activité normale. Raylee est employée par la Fédération dans un Bureau proche de Cherbourg pour un salaire de misère où elle reçoit les visiteurs qui lui exposent leurs problèmes, qui donnent une palette assez représentative des maux de la société actuelle. Autre effet secondaire, aucun dispositif électronique sans-fil ne fonctionne à proximité d’elle, ce qui présente autant davantages que d’inconvénients avec parfois des situations cocasses.
Par l’intermédiaire du lieutenant Hassan Bechry et de sa taupe, l’Observatoire européen des divinités, une officine de la police, s’intéresse de plus en plus à Raylee, suspectée d’être responsable des disparitions, et peut-être de meurtres.
On se demande dans un premier temps quel est intérêt de ce roman qui semble partir dans toutes les directions, sinon celui d’élucider une situation àa priori incongrue, où des dieux lovecraftiens opèrent au grand jour sans que cela émeuve ni étonne grand monde.
Raylee est la principale narratrice qui dévoile au fil des besoins les rouages de cet univers proprement fantastique, récit augmenté de passages centrées sur les enquêteurs, mais aussi d’e-mails et de comptes-rendus d’entretiens, de notes de service et même de poèmes, délivrant une multiplicité de points de vue sur la société et ses maux. Les allers et retours suivent un fil thématique, sans cependant gêner la progression du récit.
Polar par certains côtés, fantastique par d’autres, avec quelques touches de science-fiction, ce patchwork a toutes les allures d’un roman social pas comme les autres. De multiples détails glissés subrepticement renvoient en effet à une actualité récente, autour de mesures sociales, de violences policières, de la féminisation parfois absurde des mots, des pétitions et manifestations variées, de l’anti-avortement à la fermeture des parcs aquatiques. Se dessine en arrière-plan une société pétrie de contradictions et sans perspectives, aussi fragmentée que les divinités, où l’individualisme forcené et la liberté d’expression désordonnée faisant désormais office de religion, chacun confit dans sa vérité désormais sacralisée. Foisonnant et cohérent, une bonne surprise au final.