Dès la première nouvelle de ce recueil qui en compte vingt-deux, écrites entre 2015 et 2019, le ton est donné : courte de deux pages, elle parle d’une femme qui, quel que soit votre point de vue, se présente à vous de dos, de telle sorte que sa vue vous devient peu à peu insupportable — jusqu’à ce que vous décidiez de l’enfermer pour ne plus la voir. Et là, vous envisagez la possibilité que, quelque part, existe son pendant parfait, une femme dont on ne verrait toujours que le visage et qui vous montrerait les dents en permanence. Ce texte est un condensé de ce que propose ici Evenson : une évidente étrangeté, qui, une fois passée la surprise initiale, vous captive et bascule peu à peu dans le déstabilisant, puis l’inquiétant, voire l’horreur. Peu des personnages de ces récits s’en sortent indemnes, qu’il s’agisse de celui qui consulte un thérapeute le jour et se voit interrogé par son jumeau, mort-né, la nuit ; de ce SDF qui investit une maison supposée vide mais s’y trouve confronté à une créature inquiétante ; ou de ce père de famille divorcé qui recherche sans la trouver sa fille dont il a la garde… avant de s’apercevoir qu’il est peut-être responsable de sa disparition. Le titre du recueil — qui est aussi celui d’une des nouvelles — est ainsi parfaitement trouvé : le propos n’est rien d’autre que la dissolution du monde tel que nous le connaissons, dans la folie, la perte des repères, la violence, et dans la fusion avec un autre monde, parfois sombre, parfois simplement décalé, mais toujours autre… Une ambition servie par une petite musique douce qui semble apaisante de prime abord, mais dont la répétition lui confère des sonorités narquoises bientôt inquiétantes. Aucune lueur d’espoir ne parvient à s’extraire de ce recueil au nihilisme certain, si ce n’est à travers l’humour de l’auteur, omniprésent et reconnaissable pour qui a déjà lu ses précédents ouvrages. Un humour un peu tordu, dont on ne sait s’il est salvateur ou s’il constitue les prémisses de la folie, mais qui, à force de répétition au gré de nouvelles, se révèle d’une noirceur telle qu’elle capte la moindre particule de foi en votre prochain qu’il vous restait. Les textes vont de la short short à la vingtaine de pages, dans des genres courant du polar à la SF en passant par le fantastique, et ne sont pas sans rappeler Richard Matheson pour l’aspect sarcastique, et Stephen King pour certains des textes fantastiques (comme cette femme qui achète des lunettes biofocales… et assiste à la déliquescence de son monde à chaque fois qu’elle les chausse).
À l’instar des personnages d’Evenson, le lecteur ne ressortira pas sain et sauf de ce recueil, il aura entrevu les failles dans la trame du monde — à l’image de ce réalisateur de cinéma persuadé que son film est raté alors que tout le monde crie au chef-d’œuvre — et se sera sans doute aussi posé des questions sur la santé mentale de l’auteur. Il aura aussi passé un moment à nul autre pareil, d’une grande drôlerie et pétri d’incertitudes, et au final très revigorant pour peu qu’on n’enchaîne pas les nouvelles trop vite. Chaudement recommandé.