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Les critiques de Bifrost

Comte zéro

Comte zéro

William GIBSON
J'AI LU
352pp - 6,00 €

Bifrost n° 96

Critique parue en octobre 2019 dans Bifrost n° 96

[Critique commune à Neuromancien, Comte Zéro et Mona Lisa s’éclate.]

Comme beaucoup de grands auteurs, William Gibson écrit toujours le même livre. C’est le cas depuis Neuromancien, le roman qui l’a propulsé par surprise au premier plan de la science-fiction mondiale, puis de la littérature au sens large. Outre son style personnel, fait de néologismes prescients et d’images inédites, c’est dans son acuité, sa capacité à percevoir au-delà des hallucinations consensuelles de notre réel pour projeter notre présent dans un futur littéraire que Gibson excelle et qu’il revient à chaque nouveau volume.

Lorsque l’auteur entame l’écriture de son premier roman, Neuromancien, donc, en 1982, la révolution a déjà eu lieu, ou presque. Il a publié deux nouvelles, dont une en collaboration avec John Shirley, quand il fait paraître dans Universe – une anthologie d’envergure – un texte intitulé « Le Continuum Gernsback ». Dans cette nouvelle manifeste (même s’il réfute le terme), Gibson dérouille la science-fiction classique et ses visions enchanteresses d’un futur radieux. « J’en avais assez de l’avenir vu uniquement par leprisme de l’Amérique, dumonde comme une monoculture blanche, des protagonistesgentils issus de la classe moyenne, voire au-dessus », explique-t-il dans une interview à The Paris Review. L’ancien hippie de Vancouver tourne le dos à la SF de papa en associant l’esthétique Raygun Gothic (néologisme de Gibson pour décrire ce mouvement esthétique des années 50 proche du style « paquebot » et du googie) au fascisme. Il constate qu’un changement est nécessaire.

Et le changement ne tarde pas. Avec « Johnny Mnemonic» et « Gravé sur chrome », publiées dans la prestigieuse revue Omni en 1981 et 1982, Gibson met son programme en pratique. Déçu par la science-fiction, dont la dernière rébellion littéraire, la new wave, n’a pas eu les effets escomptés – elle a certes secoué le genre, mais ne l’a pas transformé en profondeur –, l’auteur s’attelle à proposer autre chose, à sortir de ce qu’il considère comme une littérature pour adolescents écrite par des adolescents attardés. Influencé par des écrivains qui œuvrent dans les marges du genre – Burroughs, Ballard, Pynchon –, il se crée un terrain de jeu, un nouvel espace qui viendra remplacer le vaisseau spatial de la SF classique (qu’utilisait pourtant Delany, une autre de ses influences majeures). Et c’est la convergence de deux images qui lui en fournira l’inspiration : celle de jeunes gens captivés par des bornes d’arcade, comme plongés dans un autre monde, associée à une publicité pour un ordinateur Apple, guère plus gros qu’un de nos portables actuels. Il pressent que tout le monde sera bientôt équipé de ce genre de matériel et que l’on y passera énormément de temps. Il invente donc son arène, le lieu virtuel où transiteront les données informatiques qu’il nomme, peu convaincu par ses deux premières tentatives (infospace et dataspace), cyberspace.

Ce néologisme n’est qu’un des éléments qui donneront sa force et son originalité à Neuromancien. Gibson a capté le zeitgeist et a labellisé une intuition partagée par d’autres auteurs de SF, mais c’est grâce à ses autres inventions et à sa technique littéraire qu’il va attirer l’attention.

C’est dans la nouvelle « Johnny Mnemonic » qu’apparaissent le Sprawl, l’Étendue, le gigantesque étalement urbain, une mégalopole tentaculaire qui s’étire de Boston à Atlanta (un paysage d’autoroutes et de centres commerciaux, Springsteenland comme l’appelle Gibson), et Molly Millions, la punkette modifiée aux lames de rasoir implantées sous les ongles et aux yeux recouverts de verres-miroirs. « Gravé sur chrome » introduit le cyberespace, la matrix (la matrice) et la définition qu’en donne Gibson, une hallucination de masse consensuelle, ainsi que le décor de Chiba City, bas-fonds japonais pour expatriés, à l’esthétique de néons et d’hôtel capsules.

Tout est donc là, en germe dans les nouvelles, et néanmoins Neuromancien produit une déflagration. L’auteur a posé ses éléments dans des textes courts, et lorsque Terry Carr lui propose d’écrire un roman pour une de ses collections, il accepte sans réfléchir et se met au travail, la peur au ventre, sur une machine à écrire suisse, une Hermes 2000 des années 30. Il achève le livre en dix-huit mois, satisfait d’avoir réussi à venir à bout d’un roman en se disant qu’il restera quelques mois au rayon SF et, qu’avec un peu de chances, il sera redécouvert par des excentriques européens à Londres et Paris quelques années plus tard. Voilà bien un point sur lequel William Gibson n’a pas su prédire l’avenir. Car la réception de ce petit roman publié dans une collection de poche bon marché plutôt que dans une luxueuse édition cartonnée va bien au-delà des attentes. À une époque où Ridley Scott pose les fondements visuels de l’esthétique cyberpunk (en reprenant l’héritage de la revue Métal Hurlant (1)), le premier roman de Gibson en offre d’entrée le chef-d’œuvre immédiat et indépassable. Succès propagé par le bouche-à-oreille, le livre reçoit tous les prix importants de la science-fiction mondiale. Son impact culturel est immédiat et le mouvement cyberpunk – terme inventé par Bruce Bethke, mais popularisé par Gardner Dozois dans un article pour le Washington Post – est lancé.

Dès les premières lignes, Neuromancien désoriente le lecteur. On suit les traces de Case, un ancien hacker privé de cyberespace, un voyou déchu qui vit d’expédients dans les bas-fonds de Chiba, univers interlope de néon, de cuir, d’humains modifiés à coups de prothèses et d’implants. Ici, pas d’infodump : on découvre le monde immédiat des protagonistes et à nous d’inférer le reste. Contrairement à la SF plus classique, Gibson ne nous sert aucun paragraphe pour résumer « comment on en est arrivé là ». On devine vite que les méga-corporations dominent le monde, on apprend qu’une guerre a eu lieu autrefois. L’auteur, qui se souvient d’une phrase qui l’avait marquée par sa puissance d’évocation dans le New York 1997 de John Carpenter, reprend la même stratégie. De petites touches. Impressionnisme SF. Immersion complète. Faire suffoquer le lecteur. Lorsqu’il sortira de l’eau, s’il y parvient, il sera mouillé des pieds à la tête.

Une fois passée la désorientation, lorsque le lecteur a peu à peu repris pied et s’est adapté au monde présenté, l’auteur déroule une intrigue trépidante. On comprend vite qu’il n’y aura jamais de milieu, de demi-teinte. Tout est exacerbé, fluorescent, les sentiments comme les lasers. Les personnages ne font pas dans la demi-mesure, ils pleurent ou ils rient, ils hurlent ou ils chuchotent. Ils vont jusqu’au bout. Case rencontre Molly Millions, déjà vue dans « Johnny Mnemonic » et inspirée par Chrissie Hynde sur la pochette du premier album des Pretenders, puis se retrouve embarqué dans une intrigue qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle du film de Carpenter. Case, comme Snake Plissken, se fait engager par un ancien militaire qui l’empoisonne avec une substance dont on le débarrassera uniquement une fois sa mission accomplie. Une fois ces bases posées, Gibson ne se contente pas de dérouler une intrigue convenue mais allume les feux d’artifice. Les idées tombent comme à Gravelotte : IA, clones, stations spatiales, espionnage industriel, virus informatiques, visions de la matrice, mémoires trafiquées, le tout mélangé dans un maelström bouillonnant, un assaut sur les sens.

Gibson utilise ici la structure du polar hardboiled, anti-héros et monde criminel, en y mêlant des tropes du roman d’espionnage passés à la moulinette d’une nouvelle sorte de science-fiction qui se préoccupe davantage de mondes intérieurs et du désert du réel que représente la matrice que de conquête spatiale. Et le résultat de cette étrange fusion donne une créature inédite, du jamais vu dans la SF et dans la littérature au sens large. L’auteur, au fait de la transformation de la société d’une culture industrielle à une culture du spectacle et de l’information, a créé un environnement pour cette nouvelle forme de société. Il a, en quelque sorte, mis en image et en mots (l’importance des inventions langagières du texte est capitale) la naissance de ce monde où ce qui a le plus de valeur n’est plus le pétrole ou l’or, mais les data, les données. Ne peut-on pas aller même jusqu’à se demander, comme Jack Womack dans une préface au roman, si « le fait d’écrire l’arrivée d’internet ne l’a pas précipitée » ? L’importance et la radicalité de Neuromancien est peut-être difficile à juger aujourd’hui – surtout en France, où il ne bénéficia pas d’un accueil aussi chaleureux que dans les pays anglo-saxons ou au Japon –, mais force est de constater que son influence est encore perceptible à tous les niveaux de notre culture, de notre réel même.

Situé sept ans plus tard dans le monde de Neuromancien, Comte Zéro voit Gibson utiliser une nouvelle technique narrative. On suit désormais trois intrigues, centrées sur des protagonistes différents, et qui finissent par se rejoindre. Sur fond de guerre entre des méga-corporations, trois personnes se retrouvent embarquées dans des événements qui les dépassent. L’histoire se déroule à la fois dans le Sprawl, en Europe et dans la matrice, tandis que le réel est envahi par des dieux vaudous dont on ignore s’ils sont des émanations du cyberespace ou s’ils ont contaminé celui-ci. Encore une fois, les humains sont manipulés par des entités artificielles incompréhensibles, et les créations technologiques dues aux êtres de chair se retournent contre eux. Même le milliardaire Virek reste impuissant face à cette menace, et Gibson montre ainsi, par le biais d’une intrigue aux accents de romans d’espionnage, que la technologie peut vite devenir néfaste lorsqu’on en perd la maîtrise. Moins pyrotechnique que Neuromancien, Comte Zéro creuse un peu plus loin les obsessions de l’auteur, qui ne craint visiblement plus de ne pas en faire assez. La retenue relative dont il fait preuve, par rapport à son premier livre, lui permet d’explorer plus avant la psychologie de personnages qu’il prend le temps de dépeindre hors du cadre plus hardboiled de Neuromancien. Le monde décrit, sans être une dystopie complète, n’est pas le futur radieux promis par la SF américaine des années cinquante. Les USA ne semblent même plus exister en tant que tels, et le délitement de la société, plus ressenti que montré, est palpable. Délaissant le choc punk de son prédécesseur, Comte Zéro porte une mélancolie plus nuancée, plus adulte que dans le premier roman. La technique s’affine.

Avec Mona Lisa s’éclate, l’auteur accomplit encore un bond de sept ans dans la chronologie de son univers romanesque. De nouveau, trois intrigues différentes se succèdent à chaque chapitre et finissent par se fondre, cette fois littéralement, dans l’intrigue, puisque l’un des personnages en remplace un autre et que les deux qui restent intègrent l’aleph, un artefact emprunté à la nouvelle éponyme de Jorge Luis Borges et ici rapporté dans un cadre technologique. Le stade ultime du cyberespace, de la réalité virtuelle, est donc cet inconcevable univers tiré du réalisme magique, source inépuisable de merveilleux littéraire. Gibson continue de décrire le quotidien de personnages évoluant dans un monde du futur, allant ainsi à l’encontre de toute la science-fiction antérieure qui, si elle avait tendance à proposer à foison des éléments de contexte, faisait l’impasse sur les objets banals, l’environnement quotidien qui pour l’auteur, chineur passionné de brocantes et d’antiquités, fait le sel de la vie comme de la fiction. Si le livre s’achève sur des personnages qui se téléchargent, il s’agit, pour Gibson, d’une « sorte de métaphorepour exprimer son ambivalence sur les médias au vingtième siècle », mais aussi d’un moyen de retravailler une des questions essentielles du genre sur la place de l’humain dans l’univers, ce qui le définit. Tournant autour de la figure centrale de Joseph Cornell, un artiste dont se réclame Gibson, Mona Lisa s’éclate brouille la frontière entre l’humain et la machine en proposant des œuvres d’art créées par une IA, mais que l’un des personnages confond avec des collages de Cornell. Un test de Turing esthétique, en quelque sorte, et un avertissement, sous la plume d’un Gibson qui s’avère bien plus fasciné par les artefacts produits par la technologie que par la technologie elle-même.

Après trois romans, William Gibson a trouvé son rythme, ses références, sa façon de faire, les obsessions qu’il veut creuser. Et c’est en cela qu’il écrit toujours le même livre. Comme tous les grands auteurs sans doute, il travaille le monde qui l’entoure pour en livrer une image déformée par le prisme de sa vision, par sa subjectivité. S’il ne retrouvera jamais l’éclatante spontanéité de Neuromancien, il parvient à utiliser le décor qu’il a mis en place pour parfaire sa technique narrative et peu à peu agréger plusieurs de ses préoccupations à l’œuvre.

La « trilogie Neuromantique » n’a pas simplement révolutionné la science-fiction et marqué l’apparition d’un grand écrivain, elle a aussi, sans doute, façonné le réel dans lequel nous vivons. En mettant en image et en nommant les échanges de données informatiques sur des réseaux encore balbutiants à l’époque de rédaction, William Gibson a fait acte de magie et créé notre présent. Il ne l’a pas prédit : il l’a inventé. Et en cela il est grand.

(1). Dont Gibson se réclame d’ailleurs aussi : « Un des ingrédients principaux était ces bandes dessinées françaises pour adultes et leur vision particulière de l’orientalisme — le genre de choses que Heavy Metal commençait à traduire aux États-Unis.  » Interview avec William Gibson dans The Paris Review n° 211.

Laurent QUEYSSI

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