[Critique commune à Conan le Cimmérien, L’Heure du dragon et Les Clous rouges]
« Entre l’époque où les océans ont englouti l’Atlantide et l’avènement des fils d’Arius, il y eut une période de l’Histoirefortpeuconnuedans laquelle vécut Conan, destiné à poser la couronne d’Aquilonie ornée de pierres précieuses sur un front troublé. C’est moi, son chroniqueur, qui seul peux raconter son épopée. Laissez-moi vous narrer ces jours de grandes aventures… »
Conan le barbare, scénario de John Milius & Oliver Stone, 1982.
Tout le monde (ou presque) connaît Conan, le personnage de barbare créé en 1932 par Robert E. Howard ; connaissance généralement incarnée auprès du grand public sous les traits d’Arnold Schwarzenegger, qui revêtit le slip fourré deux fois au cinéma (Conan le barbare de John Milius, 1982, et sa médiocre suite, Conan le destructeur de Richard Fleischer, 1984) — on passera vite sur la récente et risible tentative de résurrection, avec Jason Momoa dans le rôle-titre, qui – plaise à Crom ! – n’a pas laissé de véritable empreinte visuelle.
En 1932, R. E. Howard nous décrivait un Conan un peu différent du Chêne d’Autriche (un des nombreux surnoms de Schwarzie) : un barbare musculeux, oui, mais avec le visage couturé de cicatrices, une grande chevelure noire de jais et des yeux bleus perçants.
Conan est né en Cimmérie ; en pleine bataille, précise-t-il un jour dans une conversation. Il n’a de cesse d’explorer la géographie des âges hyboriens, existant ainsi à toutes les époques préindustrielles où les barbares ont existé (on le verra même se battre au côté des Kozaks). Conan, un anti-héros – voleur, violeur et assassin – comme il n’en existait pas auparavant en littérature de genres, est apparu à ses premiers lecteurs en décembre 1932 dans la revue Weird Tales, puis dans des tas d’autres nouvelles et un unique roman : L’Heure du dragon (où il est alors roi d’Aquilonie).
Pastiches, hommages, plagiats, films, novélisations, musique (la bande originale de Basil Poledouris), bandes dessinées, Conan a connu de nombreuses vies depuis le suicide de Robert E. Howard. Le destin éditorial du personnage a été assez chaotique (nouvelles censurées, tronquées, réécrites, collaborations posthumes, etc…), mais voilà, presque quatre-vingts ans après la publication de la première aventure de Conan, les éditions Bragelonne proposent au public français une respectueuse intégrale Robert E. Howard / « Conan » en trois volumes, une édition remarquable d’exhaustivité, sous la direction du spécialiste mondial Patrice Louinet (un Français !) – par ailleurs grand artisan du présent dossier bifrostien. Toutes les nouvelles écrites par Robert E. Howard et le roman sont évidemment au sommaire de ces plus de mille cinq cents pages, auxquels s’ajoutent des appendices, des synopsis, des articles, des versions alternatives et autres introductions. Les traductions sont nouvelles ou revues et, à part une ou deux répétitions agaçantes, elles sont d’une véracité admirable (Patrice Louinet est d’ailleurs davantage dans le ton que François Truchaud). Ou plutôt d’une sincérité admirable.
Relire « Conan » aujourd’hui, c’est découvrir un personnage tour à tour roi d’Aquilonie, assassin, pirate, voleur d’idole, général, aventurier, et bien d’autres choses encore. On s’amusera d'ailleurs à remarquer, çà et là, les éléments puisés par John Milius et Oliver Stone pour écrire leur scénario (Valeria qui revient d’entre les morts pour sauver Conan d’un coup fatal, c’est Bêlit, la reine shémite de la côte noire et la pirate Valeria des « Clous rouges » ; l’ascension de la tour des serpents, c’est l’ascension de la Tour de l’éléphant dans la nouvelle éponyme, etc. Globalement, Stone et Milius ont puisé dans les meilleurs textes.)
Relire « Conan » aujourd’hui, c’est un peu comme lire Tintin au Congo d’Hergé, il faut accepter que le personnage soit – doublement – le produit d’une autre époque (la sienne propre et celle de son auteur, Robert E. Howard). Avec ses Noirs cruels au comportement souvent répugnant,« La Vallée des femmes perdues » pourrait être présenté comme un texte raciste. Dans « Le Bassin de l’homme noir », les ennemis sont aussi des « sauvages », décrits proches du singe. Dans d’autres textes, on croise des Shémites au nez crochu ou des Méditerranéens à la nature fourbe… Il convient toutefois de renverser un peu le point de vue ; Conan vit à des époques où la xénophobie est la norme (où la mondialisation et la lutte pour les droits civiques n’existent évidemment pas), ce qui n’empêche pas notre barbare de coucher avec des catins noires (« La Vallée des femmes perdues »), de vivre un amour surnaturel avec une Shémite, « La Reine de la côte noire », etc. Globalement, ce qu’il y a de meilleur chez l’autre, c’est sa femme…
Dans « Conan » (comme dans ses échanges épistolaires avec H.P. Lovecraft), Robert E. Howard n’a de cesse d’opposer le barbare (bon, solide) à l’homme civilisé (mauvais, dans le sens pas fiable), décrivant le second comme un individu qui aurait régressé. Mais une fois de plus, il s’agit avant tout du point de vue de Conan… qui trouve les gens civilisés incompréhensibles ou insensés, mous par essence. Si on ajoute à cette opposition que notre barbare aux yeux bleus symbolise une certaine pureté venue du nord du Monde, on pourrait tenter de rapprocher sa philosophie à celle d’un des pires hommes politiques du XXe siècle :
« Eh bien, oui, nous sommes des barbares, et nous voulons être des barbares. C’est un titre d’honneur. Nous sommes ceux qui rajeuniront le monde. Le monde actuel est près de sa fin. Notre seule tâche est de le saccager. » Propos attribués à Adolf Hitler par Hermann Rauschning, dans Hitler m’a dit, 1939.
Mais il faudrait qu’en premier lieu cette citation d’Hitler – qui a marqué bien des esprits – soit véridique, or Hermann Rauschning a écrit son livre de mémoire, ce qui lui a valu d’être discrédité en tant que source historique fiable. Et si le physique de Conan incarne un idéal, c’est l’idéal celte, pas aryen. Quant à sa philosophie personnelle, sa finalité l’éloigne radicalement du nazisme :
« Dans ce monde, les hommes luttent et souffrent en vain, trouvant du plaisir seulement dans la folie ardente de la bataille […] Il me suffit de vivre ma vie intensément ; tant que je peux savourer le jus succulent des viandes rouges et le goût des vins capiteux sur mon palais, tant que je peux jouir de l’étreinte ardente de bras à la blancheur d’albâtre et de la folle exultation de la bataille lorsque les lames bleutées s’enflamment et se teintent d’écarlate, je suis satisfait ! » in « La Reine de la côte noire »
En 1982, résumée par John Milius et Oliver Stone, cette philosophie divergeait un tantinet :
« Écraser ses ennemis, les voir mourir devant soi et entendre les lamentations de leurs femmes. »
Les nazis luttaient pour l’hégémonie (un troisième Reich de mille ans) ; une fois roi d’Aquilonie, Conan décide (certes poussé par les événements) de quitter son cercle d’hégémonie pour redevenir aventurier et barbare (in « Le Phénix sur l’épée », première nouvelle du cycle – comme Moorcock avec « Elric », Robert E. Howard a commencé par la fin). Chez Conan, la bataille passe avant le pouvoir – ce n’est pas le pouvoir qui passe par la bataille. La bataille est tout ; bien que désiré, le pouvoir politique est surfait.
Les aventures de Conan sont pulps. Par conséquent, il est sans doute abusif de les rehausser d’une vraie vision politique (libertarienne ?), mais on peut leur reconnaître une certaine touche de philosophie existentialiste. Les traits les plus saillants de ces histoires résident toutefois dans leurs ambiances crépusculaires, les manifestations surnaturel-les diverses, les éclaboussures de cervelle, les jets de sang sur les murs et les filles nues (beaucoup de filles nues !). Dans le monde de Conan, les femmes légèrement vêtues ont tendance à perdre leurs vêtements, pris dans des branches, déchirés par les serres de créatures démoniaques ou retirés sans préliminaires par leurs divers tortionnaires. Dans les âges hyboriens, on viole, on fréquente les catins, une femme jalouse fouette une femme nue dont Conan est amoureux (in « Xuthal la crépusculaire »), une femme offre ses faveurs à Conan s’il tue quelqu’un pour elle (ce qui arrive relativement souvent), une Noire s’éloigne de sa captive en roulant du cul pour la narguer. La femme est bien souvent réduite à une marchandise ou au statut, guère plus enviable, de « repos du guerrier ». C’est peut-être cette dimension érotique, indéniable (parfois à limite du sado-masochisme), qui surprend le plus dans ces récits des années 30.
Comme on peut être dérangé par les saillies xénophobes de H.P. Lovecraft dans « Horreur à Red Hook », on peut se trouver pareillement incommodé par l’obsession raciale, la misogynie de certaines des nouvelles de « Conan », mais ce serait dommage de passer à côté pour autant. « Conan » est à l’œuvre de Robert E. Howard, ce que « Le Seigneur des Anneaux » est à celle de J.R.R. Tolkien : un cœur séminal qui bat avec une puissance éternelle et irrigue encore aujourd’hui tout un pan de la culture mondiale.
En guise de conclusion, on listera les aventures les plus étonnantes du Cimmérien : « Le Dieu dans le sarcophage », qui commence comme une enquête policière ; « La Tour de l’éléphant », pour sa surprise scénaristique centrale ; « Xuthallacrépusculaire », pour ses interrupteurs au radium et sa coquine scène de fouet ; « Au-delà de la rivière noire », sorte de western au temps des trappeurs avec des Pictes à la place des Peaux-Rouges ; et enfin « Les Clous rouges », pour sa dangereuse cité perdue d’inspiration méso-américaine.
« La civilisation n’est pas naturelle. Elle résulte simplement d’un concours de circonstances. Et la barbarie finira toujours par triompher. » – in « Au-Delà de la rivière noire »