Tout le monde se souvient de ce qu’il faisait le 11 septembre 2001, lors de l’effondrement des deux tours. Mais de quoi se souvient-on exactement ? Moins des évènements que de sa propre histoire intimement mêlée.
Ben Matson a perdu dans le drame celle dont il était amoureux : Lilian se trouvait dans l’avion qui s’est écrasé au Pentagone. Elle était sur le point de divorcer de Martin Viklund, éminent représentant du département de la Défense. Sauf qu’elle n’émarge pas dans la liste officielle des passagers et que son mari lui avait demandé de ne pas prendre l’avion — mais elle avait appelé son amant au moment d’embarquer. Cependant, elle avait aussi tu d’autres détails qu’elle n’avait pas jugé utile de révéler ou qu’elle désirait volontairement cacher. À la même époque, Ben, en tant que journaliste scientifique, avait interviewé Kyril Tatarov, un célèbre mathématicien d’origine russe, à l’Hydro, un hôtel thérapeutique devenu une ambassade américaine. Tatarov devait mystérieusement disparaître en 2006, puis réapparaître sans jamais révéler ce qu’il s’était passé, laissant courir les rumeurs à son sujet. L’une d’elles, romantique, est devenue un film que Ben, qui avait promis de garder le silence sur les vraies raisons, a scénarisé pour des raisons financières. Mensonges, dissimulations, chacun compose ses petits arrangements avec la vérité.
Vingt ans plus tard, marié et père de deux enfants, Ben, longtemps traqueur obsessionnel des zones d’ombre du 11 septembre et de la personnalité trouble de Viklund, apprend qu’on a repêché en mer un avion qui pourrait être celui que Lilian a emprunté, annonce vite qualifiée de méprise, les restes étant soi-disant ceux d’un sous-marin. Il n’en faut pas davantage pour que le passé revienne, tel un boomerang, à son esprit. D’autant que d’autres déclarations le troublent, comme celle de sa belle-mère, à la mémoire chancelante, qui se souvient, dans un éclair de lucidité, avoir accompagné son futur gendre à l’Hydro en compagnie de Lilian. Une impossibilité manifeste, car Ben ne la connaissait pas encore. Une fois de plus, la réalité se délite devant l’accumulation de détails contradictoires.
Quand Christopher Priest s’attaque au 11 septembre, c’est moins comme enquêteur que comme comptable des distorsions du réel engendrées par l’onde de choc. L’examen attentif des faits révèle des zones d’ombre qui font douter de la version officielle même ceux qui rejettent les théories du complot. Priest démontre que quiconque entreprend de faire le tri dans une telle masse d’informations bascule dans un trou noir informationnel qui empêche à jamais la restitution de la vérité. « La mémoire est notre seule réalité » affirme celle qui, justement, a les souvenirs qui se brouillent.
En mêlant l’histoire intime à celle d’un événement au retentissement planétaire, l’auteur donne à voir la fragilité du réel, davantage tributaire des interprétations que des faits bruts. Pis : la traque de la vérité achève de brouiller la réalité, raison pour laquelle les chapitres, loin de figer les évènements avec précision, déclinent un présent sans date, «En ce temps-ci », et un passé enchâssé dans de vagues « En ces temps-là » suivis de deux années faisant office de fourchette temporelle, un flou volontaire, analogue à l’esprit des mathématiciens, qui accordent davantage d’importance à la beauté ou à l’élégance d’un théorème qu’à son exactitude. C’est la raison pour laquelle l’histoire croise la trajectoire de Tatarov, dont le travail consistait à traduire en algorithme un théorème voulant que « si une situation peut être considérée comme réelle, alors elle aura des conséquences réelles ».
Chacun « donne aux opinions leur propre dynamique » à partir de l’interprétation qu’il en fait : c’est ce que démontre le présent roman de façon subtile, à la progression mesurée, presque nonchalante, jusqu’à se faire glaçante en fin de récit. Le diable est dans les détails, et une fois de plus, Christopher Priest démolit nos certitudes au terme d’une enquête implacable. On trouvera en filigrane une critique des réseaux sociaux, lesquels, dans la confusion entre éducation et information déjà dénoncée par Platon, ont pour conséquence de donner « le pouvoir à ceux qui n’avaient pas la sagesse de diriger ». Comment ne pas entendre non plus un écho de l’actualité dans ce récit partiellement autobiographique, Priest ayant déménagé sur les lieux qu’il décrit pour fuir les conséquences du Brexit ? Dans un monde où les simulacres et les faux-semblants ne cessent de se multiplier, la lecture de Christopher Priest, acharné à décoller les bords disjoints du réel, est plus que jamais salutaire.