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Les critiques de Bifrost

Contes de Terremer

Contes de Terremer

Ursula K. LE GUIN
LIVRE DE POCHE
8,70 €

Bifrost n° 33

Critique parue en janvier 2004 dans Bifrost n° 33

Comment parler du troisième volume de « Terremer », de Le Guin, sans enfoncer des portes ouvertes ? Certainement pas en revenant sur la qualité de l'œuvre dans son ensemble, qui n'est plus à démontrer. On se contentera de signaler qu'on dispose enfin de cet opus, et que c'est tant mieux, même si, question couverture, on fait décidément mieux que les éditions Robert Laffont (encore que celle-ci soit presque esthétique…)

On se permettra tout de même quelques remarques sur l'ouvrage, histoire de se faire plaisir. En premier lieu, il faut dire que l'avant-propos de l'auteur est un morceau d'anthologie. L'auteur y joue de son statut à la fois de romancière et de « chroniqueuse » de Terremer avec subtilité, présentant ouvertement son œuvre comme une suite qui lui a été réclamée par les lecteurs — et son éditeur… —, ce qui l'a obligée à retourner à Terremer ( !), tout en assumant que cet archipel est imaginaire, et son histoire fictive. On en est profondément troublé, voire inquiet pour sa santé mentale. Je cite : « Comme ces faits fictifs, ainsi que les cartes de royaumes imaginaires, fascinent certains lecteurs, j'inclus ladite description après les récits. J'ai, de même, redessiné les cartes de ce livre pour son édition originale et, ce faisant, j'en ai découvert une autre, très ancienne, dans les archives d'Havnor. » Confondant, non ? Au passage, on apprend que ces fragments sont logiquement à lire avant les deux premiers volumes (Terremer et Tehanu — même éditeur), car ils retracent le passé de Terremer.

Lorsqu'on entre dans le cœur du sujet, c'est-à-dire les six textes qui composent le livre — cinq nouvelles et un essai sur Terremer —, on croit ne devoir lire, sur la foi des allégations de l'auteur, que des récits disparates. Il n'en est rien : la macro-structure du recueil est le fruit d'un travail fouillé. Les nouvelles entrent en résonance les unes avec les autres, et on se rend compte que même l'avant-propos vient jouer un jeu de miroir avec le document final, en montrant les « vrais » documents sortis des archives, le supposé support historique des mythes. Les textes suivent un ordre chronologique, qui retrace en filigrane l'histoire de l'École de Roke, de sa création à sa chute. Une série de pseudo-mythes, dans le style des Seigneurs de l'Instrumentalité de Cordwainer Smith, où c'est au lecteur de décoder les indices, les allusions qui émaillent les nouvelles, ou encore de voir leur portée symbolique, pour reconstruire l'évolution de l'École.

La première nouvelle, mythe de la fondation si l'on veut, est aussi la plus longue. Son héros, Loutre, est un enfant doué du pouvoir de métamorphose et du talent de Trouvier. Ses dons d'enchanteur sont aussi sa malédiction, la raison de son exclusion sociale. Prenant au cours de son épopée conscience que la magie est employée pour le mal, alors que, si on la respectait, elle ne devrait l'être que pour le bien, il se met en quête de l'île de Morred, sur laquelle on dit que règne encore « la justice du temps des Rois ». Les épreuves qu'il traverse, douloureuses, le mettront en contact permanent avec des femmes courageuses, qui l'aideront à rejoindre l'Ile, sur laquelle il devra encore s'imposer au milieu d'une société profondément féministe. Tout au long de son parcours, il utilisera sa faculté de métamorphose, successivement Loutre, puis Sterne. En miroir inversé, la dernière nouvelle se centre sur une femme portant un nom d'animal : Libellule, elle aussi doté de dons magiques, qui se déguise en homme pour s'introduire dans l'École, alors interdite au sexe féminin, et la détruire avant de retrouver sa forme naturelle de dragon. De l'animal à l'homme, puis de la femme au dragon, la boucle est fermée, le mythe est complet et le cycle peut recommencer.

« Rosenoire et Diamant », qui ferait un joli titre pour un conte de Grimm, reste dans la lignée de l'amour adolescent contrarié. On est en pleine tradition médiévale : Tristan et Iseut ne sont pas loin. Ce n'est certainement pas le meilleur texte de l'ouvrage : il faut dire que le sujet lui-même ne se prête guère à l'originalité. Un garçon doué de talents magiques exceptionnels refuse de poursuivre dans la voie royale des Mages par amour pour son amie d'enfance… Son pendant, « Dans le Grand Marais », expose quant à lui une autre « déviance » chez les apprentis-mages : si Diamant avait renié Roke par amour, Irioth en a été chassé pour punir son orgueil démesuré. On a l'impression que l'auteur s'amuse, comme Asimov avec son Livre des Robots, à édicter une loi (Trois Lois ?) pour devenir mage, et examine ensuite tous les cas de transgression.

Au centre du système : « Les Os de la Terre ». Forme ronde du globe et du récit cyclique autour duquel tout pivote. C'est un récit de formation traditionnel, dans lequel l'élève prend la suite de son maître, dans un éternel recommencement. Ce « récit exemplaire » apparaît comme le moment d'équilibre du système, le point d'acmé de la courbe d'évolution, avant que ne commence le processus de décomposition (texte qu'on aura pu lire, déjà, dans le numéro 28 de Bifrost).

On pourrait ainsi développer les analyses pendant fort longtemps, tant l'écriture est travaillée : jusqu'à l'introduction de la première nouvelle, qui reprend la technique médiévale du « jointoyage ». Ce n'est pas ici le but. Mais il faut conserver cette finesse à l'esprit quand on lit l'ouvrage, car c'est elle qui distingue les Contes de Terremer d'un simple recueil de fantasy, qui en fait une œuvre littéraire à part entière — et qui fait la force de l'écriture d'Ursula Le Guin dans toutes ses œuvres.

Sylvie BURIGANA

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