Howard Phillips LOVECRAFT
ROBERT LAFFONT
1340pp - 30,00 €
Critique parue en janvier 2014 dans Bifrost n° 73
Cette série rassemble les textes de Lovecraft écrits en son nom propre, et n’appartenant ni au « Mythe de Chtulhu », ni au « cycle » des Contrées du rêve. Il s’agit donc d’un ensemble hétéroclite, pour l’essentiel écrit durant les années 20, qu’on lira comme tel sans trop vouloir le comparer aux réussites majeures de l’auteur que peuvent être « La Quête de Kadath » ou « Les Montagnes hallucinées »… On y verra se déployer le talent de Lovecraft dans le domaine du fantastique, on le verra tâtonner à la recherche de son grand sujet (l’horreur cosmique, pour faire simple), et s’aventurer parfois dans des domaines plus inattendus.
On rassemblera ces textes en trois grandes veines : en premier lieu, le fantastique et l’horreur gothiques, dans la suite d’Edgar Allan Poe : surcharge baroque, odeurs méphitiques, ambiances morbides. Lovecraft est à l’aise dans ce re-gistre qui livre quelques perles : « La Tombe », beau texte nécrophile, et surtout « Je suis d’ailleurs », qui ne révèle que dans sa chute l’horrible position du narrateur. Certains textes explorent avec plus ou moins de succès des thèmes classiques : la malédiction familiale dans « La Tourbière hantée » (assez faible), puis dans « Les Rats dans les murs », autrement plus puissant, grâce à un substrat historique plus crédible. « La Maison maudite » est une variation sur la maison hantée, abordée par des personnages rationnels et scientifiques ; le récit de la veille des deux héros avec leurs appareils dans la cave de la demeure est tout à fait glaçant et réjouissant. On y trouve ce trait typique de l’auteur : ancrage dans une réalité historique (locale) et scientifique, absence de pathos, permettant une adhésion rationnelle au sujet. « Le Temple » possède un pitch très séduisant (un sous-marin allemand à la dérive découvre d’étranges ruines abyssales pendant que l’équipage sombre dans la folie), mais Lovecraft semble alors manquer de la maturité littéraire pour tenir son sujet, l’épopée technique face à l’inconnu — on est encore loin des « Montagnes hallucinées ». « De l’au-delà » est une tentative d’horreur scientifique (et si nous percevions la réalité au-delà de nos cinq sens ?) qui ne dépasse pas le cadre de l’anecdote, la vision hors des murs de la réalité n’a pas encore déployé toute son ampleur…
On ne peut passer sous silence « L’horreur à Red Hook », texte apparemment issu du traumatisme vécu par Lovecraft dans un quartier multiculturel de New York. Le récit est infusé d’un racisme assez répugnant, ce qui ne l’empêche pas de bien fonctionner, suivant le principe des meilleurs textes de l’auteur : une enquête révèle de nombreux éléments troublants qui, placés bout à bout, mettent au grand jour une horreur bien plus grande. On se permettra d’admirer la maîtrise narrative tout en tenant le propos à distance.
Cette nouvelle, tout comme « Les Faits concernant feu Arthur Jermyn », montre que le talent de Lovecraft se déploie sur des formes assez longues, permettant la création d’un contexte riche, ancré dans le passé de nombreux personnages. « … Arthur Jermyn » est une digression ample sur une étrange famille de fous et de dégénérés, liés à une antique cité africaine. La précision du récit, des témoignages, donne une puissante cohérence à l’ensemble, autorisant la fameuse suspension d’incrédulité. Le chroniqueur avoue aussi une petite faiblesse pour « La transition de Juan Romero », témoignage bref et hanté sur des évènements inexplicables et inexpliqués survenus dans une mine dont les ouvriers ont, peut-être, été confrontés à une mystérieuse entité souterraine.
« L’Image dans la maison déserte » se relie quant à lui aux récits de la vallée du Miskatonic. Campagne isolée, habitée par des fantômes du passé et d’étranges présences, on y ressent avec force l’amour de l’auteur pour son pays natal et on y lit, selon Francis Lacassin, la toute première mention de la ville d’Arkham.
Après les histoires d’horreur, une seconde veine se dessine avec les textes oniriques, ou « dunsaniens », pouvant pour certains se rattacher aux récits des contrées du rêve. Certains ne sont que des fragments, tentative d’expression d’une image ou d’une sensation (« Souvenir », « Ex oblivione », « Lui »), d’autres forment des récits plus élaborés. Je retiendrais personnellement « Hypnos », à l’imaginaire halluciné et baudelairien (d’ailleurs rattaché au cycle des Contrées du rêve dans sa nouvelle traduction), « Par-delà le mur du sommeil », tentative de description d'un contact, via les mondes du rêves, avec un Autre parfaitement étranger, et « Le Terrible vieillard », conte de Kingsport, moral et ironique. « Le Clergyman maudit » et « Le Livre », écrits bien plus tard, semblent être des essais explorant une voie plus introspective et plus personnelle…
Un troisième registre, pas le moins intéressant, est celui de l’humour. Avec « L’Indicible », Lovecraft ironise sur les écrivains abusant de cet adjectif (pour, finalement, prendre leur défense). « Dans le caveau » est une anecdote de fossoyeur, affreuse et très bien menée, et enfin « Herbert West, réanimateur » s’avère un feuilleton en six épisodes avec savant fou menant des expériences à la Frankenstein. Sous des oripeaux horrifiques, l’auteur se révèle ici franchement très amusant, par ses effets de non-dits et de répétitions.
Outre la lecture de quelques excellentes nouvelles, parcourir ce recueil de bric et de broc permet de voir un écrivain talentueux s’émanciper de ses maîtres (Poe, Dunsany…) et approcher en tâtonnant ses sujets les plus personnels. Car la sincérité de Lovecraft dans son œuvre est évidente : on y trouve ses peurs, ses angoisses, son amour de l’Histoire, de son pays natal, adossés à des rêves et des visions immenses.