Il a suffi que l'Amérique « réelle » découvre en 1966, sous Nixon, le moyen de passer dans des univers parallèles grâce aux portes de Türing, pour que s'engage une lutte tentant d'imposer la démocratie partout où le communisme a triomphé. L'ampleur de la tâche nécessite l'emploi d'un service d'agents secrets aux pratiques pas toujours recommandables chargés de créer les conditions de la victoire, expédiant si nécessaire un contingent militaire pour appuyer sur place les défenseurs de la liberté. Les univers parallèles étant sans fin, cette guerre souterraine est également éternelle, c'est pourquoi Jimmy Carter, une fois président, y met fin, au grand dam de quelques gradés belliqueux et d'agents sur le terrain qui, comme Tom Wawerly, ne comprennent pas qu'on abandonne dans des univers parallèles des combattants incités à se soulever ni n'acceptent cette mise à la retraite anticipée. Ce n'est pas le cas d'Adam Stone, qui se retire sur un univers rural n'ayant pas connu la révolution technologique, jusqu'à ce qu'on lui demande de reprendre du service. En effet, Tom Wawerly, qui fuit à travers les mondes avec un art consommé de la discrétion, a entrepris d'assassiner toutes les versions d'une mathématicienne ayant travaillé sur les portes de Türing : Adam doit mettre fin à ce massacre et inciter son ami à se rendre. Mais il lui importe également de découvrir pourquoi cette femme est systématiquement assassinée et de comprendre les motivations secrètes de ceux qui l'ont missionné, car il devient vite évident que les dés sont pipés et que les véritables raisons de cette traque sont au cœur d'un projet d'une inimaginable ampleur auquel il est irrémédiablement mêlé.
Impossible, avec un tel scénario, de ne pas songer aux coups tordus imaginés par la CIA à travers le monde durant la période du cadre du roman, pas plus qu'on n'est surpris de constater que les USA, en découvrant ces territoires transversaux, tiennent à établir leur hégémonie partout où elle fait défaut. McAuley s'en donne à cœur joie en décrivant des Amériques parallèles aux destins politiques divers, agrémentant ces sociétés de détails qui peuvent concerner des auteurs de S-F à qui il rend hommage. Il développe également quelques aspects habituellement ignorés dans ce type de récit exploitant d'ordinaire les situations générées par de subtiles modifications affectant le quotidien d'un individu ou d'un groupe, ou empruntant les chemins plus globaux de l'uchronie. Ici, tout en jouant sur ces schémas narratifs avec un brio certain, les passages d'un monde à l'autre ressemblent fort à des voyages temporels ayant généré des paradoxes affectant l'époque d'origine, jusqu'à créer ces imbroglios inextricables mettant en scène plusieurs versions d'un même personnage traversant des sociétés ne différant de la réelle que par de menus détails, qui sont autant de pièges pour les visiteurs ne maîtrisant pas tous les codes. Hormis les sociétés rurales, les univers parallèles accessibles sont toujours relativement proches du réel, phénomène qui n'a jamais trouvé d'explication satisfaisante à ce jour. McAuley glisse des détails savoureux comme cette émission de télé-réalité qui permet de suivre le destin de célébrités dans des mondes où elles sont restées anonymes ou ont produit des succès inconnus ici, et aux joueurs de voir leurs « doppels » dans des trames divergentes les consolant parfois de leur vie présente. Autre originalité, la stabilité de quelques individus ou événements qu'on est assuré de retrouver dans les faisceaux les plus divergents, comme Elvis Presley, le Coca Cola ou McDo.
Plus convenue est l'intrigue proprement dite, récit d'espionnage mouvementé à l'action soutenue et souvent musclée, mais qu'on trouvera parfois répétitive. Elle réserve néanmoins nombre de surprises liées aux univers parallèles, imbriquant habilement les situations qu'ils génèrent avec les rebondissements de la trame romanesque. Un McAuley d'excellente cuvée !