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Les critiques de Bifrost

Coyote céleste

Kage BAKER
RIVAGES
276pp - 19,95 €

Critique parue en juillet 2003 dans Bifrost n° 31

On ne peut pas ramener des gens du passé, mais on peut en piller les œuvres d'art : voici le deuxième des romans de Kage Baker fondé sur cette idée à être traduit en français (cf. critique de Dans le jardin d'Iden). Si la Patrouille du Temps de Poul Anderson se dévouait à un idéal de maintien de l'ordre historique, les voyageurs du temps de Baker sont convaincus que l'Histoire, telle qu'elle est écrite, ne peut être modifiée ; mais qu'on peut faire un peu ce que l'on veut dans les interstices, et en particulier récupérer les artefacts et les cultures disparues qui peuvent valoir cher pour les collectionneurs du présent.

La mécanique du voyage dans le temps est un peu compliquée : un humain peut quitter son présent pour s'enfoncer dans le passé, et en revenir ; mais il ne s'affranchit jamais de son époque d'origine, et ne peut voyager au-delà dans le futur, même si rien ne lui interdit de recevoir de l'information de son futur. Les voyages de personnes et d'objets vers le passé restant ruineux, la compagnie Dr Zeus s'est fondée sur l'emploi de personnel discrètement recruté dans le passé — et fidélisé grâce à l'octroi de l'immortalité, qui lui permet de voyager (lentement !) vers le futur, le XXIVe siècle où est établi le siège de la société.

Joseph exerce depuis des milliers d'années la fonction de Médiateur pour Dr Zeus. Cette fois-ci, il doit jouer le rôle du Dieu Coyote des Indiens Chumash de la côte californienne, pour convaincre un de leurs villages de se laisser emporter entier dans une des bases secrètes de Dr Zeus. Mais rien ne se passe vraiment comme prévu, car les Chumashs se révèlent étonnamment modernes, pétris de vénalité, déchirés par des querelles de voisinage et relativement sceptiques vis-à-vis de leur propre religion. De quoi donner l'occasion à Baker de faire preuve d'humour, comme quand Joseph, grimé en Coyote, tente d'expliquer un tremblement de terre par la colère d'une déesse, et qu'un Chumash lui répond du tac au tac qu'il n'y a rien là que de très naturel, qu'il s'agit d'un choc entre les serpents qui rampent sous la croûte terrestre (effectivement connus de la mythologie Chumash), et que ce sont leurs mouvements qui provoquent l'émergence des montagnes (touche moderne que nous devons sans doute à Baker elle-même !). Le « Dieu » entouré d'assistance technologique en reste mouché…

Mais une touche de tragédie s'insère dans le récit avec les menaces que font peser sur les Chumashs, non seulement les Espagnols du Mexique (qui sont encore loin), mais aussi leurs voisins convertis au monothéisme indigène de Chinigchinix. Le monothéisme encourage l'intolérance (comme le sait bien Joseph, pour avoir longtemps servi dans l'Inquisition espagnole), et les pacifiques Chumash risquent de ne pas résister longtemps, ce qui ferait échouer les projets de Dr Zeus.

L'aspect tragique s'immisce aussi dans la vie sybaritique des employés de la Compagnie, quand Joseph se penche sur le dogme de l'immuabilité de l'Histoire — qui lui semble une piètre excuse pour tous les crimes qu'il a commis dans le cadre de ses missions, afin de donner le change comme Inquisiteur, par exemple — et s'interroge sur le sort de ses collègues qui ont déplu à la direction. Ladite direction qui est entre les mains de mortels dont la vision du monde est bien différente de celles des hommes de terrain. Il y a là un enjeu majeur de la série, qui devrait se développer sur plusieurs livres. La plupart du temps, il est traité par la dérision : les mortels n'aiment manger que des pilules, ils tremblent dès qu'il est question de faire du mal à un animal, leurs capacités intellectuelles semblent se limiter aux jeux vidéo… Baker se livre, au travers de romans d'aventures agréables et amusants, à une satire acide des travers des Américains aisés, et plus particulièrement des actionnaires des sociétés, prompts à vouloir imposer leurs marottes (ou leur fanatisme religieux) au fonctionnement de toute l'organisation. Si les idées de S-F ne sont pas nouvelles, le livre est un plaisir à lire, et profondément lié aux caprices de notre époque.

Pascal J. THOMAS

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