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Les critiques de Bifrost

Critique parue en janvier 2009 dans Bifrost n° 53

Si le premier roman écrit par Charles Stross conserve à l'occasion de sa reprise en poche son titre français de Crépuscule d'acier — bien éloigné du Singularity Sky originel, mais annonçant plus directement sa « suite » Aube d'acier —, il n'en a pas moins subi au passage un relookage révélateur : la saynète steampunk du volume paru chez Mnémos en 2006 a laissé la place à un bon vieux vaisseau spatial des familles, toujours signé Manchu. C'est à croire que Pascal Godbillon, chroniquant le roman dans le Bifrost 42, a été entendu ; ou alors, peut-être est-ce une question de mode… Mais on reconnaîtra que, ce que la couverture a perdu en originalité, elle l'a gagné en franchise.

En effet, de prime abord, Crépuscule d'acier a tout du gros space op' qui tache. Mais il faut y ajouter une louche de Singularité, une cuillerée de hard science, une pincée de steampunk (malgré tout), et un zeste d'utopie. Et, surtout, beaucoup d'humour : de manière très britannique, Crépuscule d'acier est avant tout une bonne grosse blague, jouant avec les codes propres au genre.

La Singularité, ici, a essentiellement pris la forme d'une IA démiurgique du nom d'Eschaton. Au cours du XXIe siècle, l'Eschaton a du jour au lendemain fait disparaître les neuf-dixièmes de la population terrestre, les répartissant ensuite à travers toute la galaxie. Et l'IA a immédiatement décrété un commandement divin : les humains sont libres de faire bien des choses — et leur technologie post-Singularité leur permet de satisfaire bon nombre de leurs désirs —, mais sous aucun prétexte ils ne doivent provoquer une rupture de la causalité. Plus brutal que les Danelliens de Poul Anderson dans son cycle de La Patrouille du temps, l'Eschaton punit toute infraction à cette loi fondamentale garante de son existence par l'éradication pure et simple des contrevenants, à coups de pluies de météorites et autres joyeusetés apocalyptiques.

Un sort qui pourrait bientôt concerner la Nouvelle République et les systèmes voisins, Terre incluse. En effet, Planète Rochard : une colonie de la Nouvelle République, accueille un jour le Festival, une mystérieuse société itinérante qui la bombarde d'une pluie de téléphones portables, et se propose de satisfaire à toutes les demandes en échange de « divertissement ». Or, la Nouvelle République est une autocratie farouchement réactionnaire et anti-technologique d'allure et de mœurs « victoriennes » (même si le vocabulaire, les noms, etc., évoquent plus encore la Russie tsariste, notamment) ; les quelques révolutionnaires exilés sur Planète Rochard saisissent bien vite l'offre alléchante du Festival, et il en résulte une singularité à l'échelle de la planète, qui fait un bond technologique de plusieurs siècles en l'espace de quelques heures, avec les conséquences désastreuses que l'on imagine.

Pour les autorités de la Nouvelle République, il ne saurait faire de doute que le Festival est un agresseur, et qu'une démonstration de force s'impose. Ce qui est déjà faire preuve d'un aveuglement tout ce qu'il y a de militaire… Mais il y a pire : la stratégie élaborée par l'état-major de la Nouvelle République, en jouant des subtilités spatio-temporelles du voyage « faster than light », pourrait bien provoquer une rupture de la causalité, et susciter la colère de l'Eschaton. Cela, la diplomate et espionne terrienne Rachel Mansour ne saurait l'admettre ; assistée de son compatriote, l'ingénieur Martin Springfield, qui a lui aussi bien des choses à cacher, elle va donc tenter l'impossible pour dissuader les militaires obtus, rétrogrades et inconscients de commettre l'irréparable …

L'action, très enlevée, se déroule essentiellement à bord des vaisseaux spatiaux archaïques de la Nouvelle République, avec quelques détours par Planète Rochard, où la Révolution échappe vite à ses promoteurs. Dans tous les cas, c'est l'occasion pour Charles Stross de s'amuser avec les clichés du space opera militariste (jusqu'à la caricature : les militaires du roman sont tous des crétins finis, l'amiral Kurtz étant même présenté sous les traits d'un grabataire sénile persuadé d'être enceint…) et de donner libre cours à son imagination en multipliant trouvailles farfelues, gags invraisemblables et références jubilatoires (avec une prédilection pour le Docteur Folamour de Stanley Kubrick, auquel il emprunte largement son prétexte de thriller sombrant dans la farce caustique). Ainsi, si Crépuscule d'acier peut être lu au premier degré comme un honnête divertissement correspondant à la proverbiale « bonne série B », c'est pourtant avant tout une bouffonnerie irrévérencieuse et astucieuse qui ne se révèle qu'au travers d'une réjouissante lecture au second degré.

Mais pour être drôle, Crépuscule d'acier n'est pas idiot pour autant. Si les divagations hard science pourront laisser perplexe, passant largement au-dessus du lecteur moyen sans convaincre les critiques plus qualifiés, on reconnaîtra en effet que le thème ultra-classique de l'impossibilité de la communication y est assez joliment traité, de même que celui de la Singularité. Sous la grosse blague, on décèle régulièrement des aspects plus profonds, parfois graves. Le roman ne rattrape pas toujours tous ses boulons, et certains lieux communs peuvent être ennuyeux à la longue (je ne pense pas tant ici à la trame, on ne peut plus linéaire et accumulant les révélations qui n'en sont pas, qu'aux nombreuses séquences saturées de jargon militaro-hiérarchico-technoïde très Star Trek ou Battlestar Galactica, certes indispensables, et parfois amusantes, mais d'un hermétisme vite lassant) ; mais globalement le bilan est très positif et Crépuscule d'acier, sans être un chef-d'œuvre, constitue bien une lecture agréable et palpitante. Pour ma part, c'est avec plaisir que je retrouverai la charismatique Rachel Mansour pour de nouvelles aventures improbables dans Aube d'acier.

Bertrand BONNET

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