Theodore STURGEON
J'AI LU
256pp - 8,20 €
Critique parue en octobre 2018 dans Bifrost n° 92
Heureux qui n’a pas encore lu Cristal qui songe : il découvrira avec ravissement une histoire qui, sous des propos adultes, possède la force des contes d’enfant.
Renvoyé de son école pour avoir mangé des fourmis, Horty est une fois de trop martyrisé par son père adoptif. Blessé, il quitte le domicile avec pour seul bien la tête de polichinelle aux yeux sertis de cristaux que son tortionnaire vient d’écraser. Il est recueilli par les nains d’une compagnie de cirque ambulante : La Havane, Bunny et surtout Zena qui le prend sous son aile, ayant repéré chez lui les dispositions qui font de lui un enfant particulier. Pour le faire accepter par l’ombrageux Pierre Ganneval, surnommé le Cannibale, qui fuit ses semblables et ne s’embarrasse guère de bouches inutiles, elle le déguise en fille et compte sur ses qualités de chanteur pour mettre au point un numéro. Horty apprend vite et s’intègre aisément à la troupe. Le cirque cache cependant des secrets : Ganneval se préoccupe davantage de sa collection de cristaux que de la troupe… Dans sa haine de l’humanité, il trame d’obscurs projets dont Zena semble avoir connaissance, elle qui a compris que le jeune Horty n’est pas un enfant comme les autres.
En dire davantage déflorerait ce roman exceptionnel. Près de soixante-dix ans plus tard, il n’a pas pris une ride. Plutôt court, il se lit rapidement, et, derrière la simplicité de sa trame, aborde avec une apparente légèreté des thèmes d’une profonde humanité – la marque de fabrique de son auteur.
Autobiographique par bien des aspects, il traite de la souffrance et plus particulièrement de la maltraitance : les sévices qu’inflige le père adoptif de Horty sont proches de ceux que l’auteur subit dans son enfance, racontés dans Argyll (mémoires publiées en France en 2005 au sein de Sturgeon, romans & nouvelles, chez Omnibus - édition épuisée). À la souffrance physique s’ajoute celle, psychologique, liée au rejet et au mépris dont sont victimes ceux qui ne se fondent pas dans le moule.
Tout Sturgeon est déjà là : le plaidoyer pour la tolérance face à la différence, la nécessité de s’écouter et se comprendre. Différence physique, au travers des freaks de la troupe, ici avant tout considérés sous l’angle humain ; différence de comportement au travers de personnages originaux et dans le fait que les motivations des extraterrestres du récit nous échappent ; différence sexuelle, également, dans la mesure où la nudité n’est pas honteuse ni un tabou dans la troupe, et dans le fait que Horty devienne une fille. Faut-il rappeler que Sturgeon est l’un des premiers à avoir abordé en science-fiction les thèmes de l’homosexualité (« Un monde bien perdu », 1953) ou de l’égalité sexuelle par l’androgynie (Vénus plus X, 1960) ?
On reconnaît sa pédagogie à base d’analogies et de comparaisons éloquentes : « Va-t’en expliquer à une chenille la structure d’une symphonie… et le rêve d’où elle est sortie » est un éloquent résumé sur la difficulté de comprendre autrui. Son empathie évite la surenchère dramatique : les personnages agissent davantage qu’ils ne se plaignent. L’émotion est malgré tout présente, comme lorsque Zena exprime sa solitude, affective et sexuelle liée à son nanisme, mais Sturgeon cherche avant tout à expliquer le parcours de chaque protagoniste, qui justifie son comportement. « On ne sait pas soi-même ce qu’on pense tant qu’on n’en a pas parlé à autrui » résume parfaitement la nécessité d’échanger pour exister et se construire. Lire Sturgeon revient à dialoguer avec un ami cher.
La traduction révisée permet de constater combien l’ancienne édition avait connu des coupes, on pense notamment aux lectures de Horty, où Sturgeon cite les livres, de science-fiction et autres, qui l’ont marqué.
Le récit, lui, va à l’essentiel sans fioritures, avec une mécanique parfaitement huilée. Ce roman, qui figure avec Les Plus qu’humains au rang de chef-d’œuvre incontournable, est un bonheur de lecture à chaque fois renouvelé.