Stephen KING
LIVRE DE POCHE
672pp - 7,60 €
Critique parue en octobre 2015 dans Bifrost n° 80
Années soixante. Le jeune Bobby Garfield voit arriver dans la maison familiale un étrange locataire, un homme âgé : Ted Brautigan. Malgré les réticences de la mère de Bobby, veuve, Ted va se lier d’amitié avec l’enfant et lui faire découvrir, entre autres, la beauté de la littérature, notamment grâce à Sa Majesté des mouches de William Golding. Mais Ted est décidément très étrange : il a des absences, il y a des choses qu’il sait mais ne devrait pas savoir et, pire que tout, il semble recherché par des hommes en jaune plutôt inquiétants.
Voilà un des romans les plus étonnants de Stephen King, qui surprend bien davantage par sa structure que par son propos (plutôt limpide). La première moitié (pages 13 à 324 de l’édition Livre de Poche), où a lieu la rencontre entre le jeune Bobby et Ted, est un concentré de ce que King sait faire de mieux : les amours, les émerveillements et les violences de l’enfance, la peur, la menace, une description hallucinante de maîtrise des années soixante. Cette première partie, généreuse, qui prend son temps sans jamais ennuyer, force l’admiration de bout en bout, c’est tout simplement une des plus grandes réussites de l’auteur, qui se permet même de faire le lien avec une autre de ses œuvres maîtresses… je n’en dirai ici pas davantage.
Les parties suivantes du roman sont celles de la submersion de l’Atlantide, de la fin de la magie des années soixante, sorte d’âge d’or inégalable. Dans Cœurs perdus en Atlantide, Stephen King lie cette mort, ce gâchis, à la guerre du Viêtnam et à l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy (sillon qu’il creusera sur plus de mille pages dans 22/11/63). Cette deuxième moitié du roman, très américaine, est d’une certaine façon une image inversée de la première. Autant la partie avec Ted et Bobby Garfield est facile à lire, universelle, coule toute seule, autant la seconde partie demande une solide connaissance de l’histoire américaine récente et beaucoup d’attention (notamment quand on arrive sur les cinquante dernières pages). La première partie est située à une époque merveilleuse (mais pas parfaite), la seconde explore la mort et le cadavre de cette ère miraculeuse (de cette utopie ?) révolue.
Il y a des choses formidables dans cette seconde partie : les stratagèmes du vétéran Willie pour gagner sa vie en tant qu’aveugle, les longues parties de cartes (de chasse-cœur) qui vont tant coûter à Pete alors qu’il vient d’entrer à l’université, la scène d’amour dans la voiture avec Carol Gerber (personnage fil rouge qu’on verra évoluer de l’enfance jusqu’à l’âge adulte tout au long du roman). Sans oublier évidemment le morceau de bravoure naturaliste : la chute de Rip-Rip dans l’eau glacée et son sauvetage.
Il y a dans Cœurs perdus en Atlantide un destin individuel (celui de Carol Gerber), une évolution intellectuelle qu’on pourrait rapprocher de celles décrites dans le formidable Léviathan de Paul Auster. Même si les deux livres ne parlent pas de la même époque, ils évoquent l’un comme l’autre un continent perdu, une Atlantide engloutie, un idéal jadis important qui a fini par prendre l’eau et sombrer.