Si du réel nous ne pouvons dire grand-chose, et que le doute est nécessaire à l’avancée des connaissances, comme l’affirme le roman, alors les trois récits qui composent Cyberland sont autant de points de vue subjectifs, fatalement partiels et partiaux. Espaces mouvants, entre le monde subjectif et sa simulation, mais également temps incertains, comme l’indique la chronologie, chorale puisque répétée (pp. 14 ; 262) mais avec des variantes.
La constante tient à la frange d’humains s’opposant à la Singularité qui a formé le Diktrans, une autocratie en lutte contre le Chronocryte, soit une IA à l’origine d’univers simulacres qui attirent nombre d’individus modifiés, les Humods.
Sur cette trame, Li-Cam déploie trois récits dont la variété des narrateurs (identifié ou problématiques) concourt intelligemment à troubler les repères, sans pourtant jamais perdre le lecteur.
« Saïd in Cyberland » décrit la mission d’infiltration menée par le Diktrans au sein de la réalité simulée. Un commando de militaires expérimentés ayant échoué, l’autorité envoie un groupe de jeunes aux talents et motivations hétérogènes. Sur un canevas classique, Li-Cam propose un récit profondément original, tant dans la forme que le fond. La forme relève du récit épistolaire (ou plutôt documentaire comme l’entend Michel Foucault, l’information se substituant au vécu). Le fond tient du conte, par la répétition lancinante du « Il est une fois » et les jeux enfantins (caca de vache, jus de chaussette, vomi de hyène, comme sensations par procuration qu’offre Cyberland). Du conte mais aussi de l’allégorie (Socrate existe comme simulacre) puisque l’idéal de la Singularité est, en amplifié, ce que l’on voit en dix minutes sur Facebook (cf. notamment la page 46). Au final, les deux possibilités de l’alternative, réel objectif ou monde simulacre, apparaissent comme bien tristes. Fort heureusement il y a le clone considéré d’abord comme de la simple viande sans esprit, et surtout l’analogon de Léonard de Vinci, qui incarne l’espoir et la réconciliation qu’offre une science joyeuse et réfléchie, à l’imagination tout autant rationnelle que poétique.
« Asulon » se déroule dans la prison bâtie par le Diktrans pour y loger les humains modifiés. Le récit est tout simplement magistral, entrecoupé d’inserts qui vont des mots prononcés par De Gaulle à plusieurs citations du Frankenstein de Mary Shelley, entre autres, les apports de textes fonctionnant comme reliquats d’une culture que les prisonniers tentent de conserver, au moins par bribes (touchante p. 244 où « le vrai savoir se trouve dans une poubelle », écrit sur des bouts de papiers gras). Li-Cam conjugue poésie et réflexion (magnifiques lignes sur folie et raison p. 228 ; analyse étourdissante de la subjectivité p. 246), le tout évoquant THX 1138 s’il avait été réalisé par Antonin Artaud, d’ailleurs convoqué par Li-Cam.
Mais c’est à Samuel Beckett, celui du théâtre aride et dépouillé de Pas ou La Dernière bande, que fait penser « Simulation Love », récit bref comme les pièces évoquées de l’écrivain irlandais. À fin d’expérimentation scientifique, le caporal Mateo Stranieri est examiné par le Chronocryte, à moins qu’il n’en soit aimé. Distance irrémédiable entre l’homme et la machine, ou promesse maladroite de rencontre, Li-Cam ne tranche pas, c’est au lecteur de juger en parfaite cohérence avec l’ensemble puisque, durant tout le roman, celui qui jouit de la culture, quelle qu’elle soit, doit en être aussi l’acteur.
Complète réussite, Cyberland est un roman dont il y aurait encore beaucoup à dire, uniquement du bien, et sans se répéter.