Dans les pages d’un récent Bifrost, en marge d’une longue interview de Christian Léourier, Pierre-Paul Durastanti nous rappelait tout le bien qu’il faut penser des premiers opus du cycle de « Lanmeur ». On ne reviendra pas ici sur les qualités d’une œuvre qui a disparu bien trop longtemps du paysage éditorial : créateur de mondes qui n’ont rien à envier à ceux d’un Jack Vance, Christian Léourier arpente d’un style limpide, sensible et particulièrement évocateur les chemins parcourus par des auteurs comme Ursula Le Guin ou Iain M. Banks. On incitera donc les étourdis à se reporter au numéro 65 de la revue ou, mieux encore, à se procurer d’urgence le premier volume de cette intégrale tripartite en cours de publication chez Ad Astra…
Replantons tout de même le décor. La découverte du voyage spatial a réservé au monde de Lanmeur une surprise de taille : de nombreuses autres planètes sont occupées par des humains. Et bien qu’ignorants de l’existence de leurs semblables, ces peuples paraissent partager des racines culturelles et linguistiques communes. Etablir un contact entre les civilisations, fédérer les mondes humains et peut-être, un jour, comprendre les raisons de l’éparpillement de l’humanité, voilà ce qui motive le Rassemblement voulu par Lanmeur, la planète-mère…
Pour parcourir cet univers dominé par l’ombre d’une seule civilisation, Christian Léourier fait le choix d’une narration décentralisée et explore, texte après texte, quelques-unes des planètes visitées par Lanmeur. Les romans peuvent donc se lire indépendamment, mais s’enrichissent mutuellement alors que les thèmes abordés se répondent et donnent à voir en mosaïque les différents visages du Rassemblement.
Car le bel idéal ne résiste bien entendu pas longtemps à l’épreuve des faits. Dès Ti-harnog, le désintéressement affiché par Lanmeur se fissurait ; L’Homme qui tua l’Hiver laissait paraître une attitude purement colonialiste, et les ressources de la planète l’intéressaient bien plus que ses populations dans Mille fois mille fleuves.
Discrète ou frontale, et quelle que soit sa forme, l’ingérence de Lanmeur s’avère nuisible aux civilisations visitées. Cet enjeu, toutefois, disparaît avec Les Racines de l’oubli : l’humanité s’est éteinte sur Borgœt en des temps reculés, et c’est un immense bagne que Lanmeur y a installé, pour y déporter des prisonniers abrutis de Léthé, drogue d’oubli qui ne leur laisse qu’un nom pour seul souvenir. Chaque jour, tous luttent pour ravir à une jungle vivace et hostile quelques mètres carrés qu’elle reprend chaque nuit, comme elle a repris les ruines d’une civilisation qui avait pourtant su la vaincre. Dans cet enfer quotidien, malgré la perte de sa mémoire, malgré les pires dérives du modèle carcéral, Garth tente de préserver son humanité. Sans doute l’inquiétant Iwerno et ses rêves de révolution nourris de la mémoire des ruines antiques sauront-ils l’y aider. Mais à l’oubli imposé qui anéantit les individus risque de répondre celui de la société encore à naître : saura-t-elle conserver sa mémoire, seul garde-fou à même de la prémunir des pires dérives ?
Après l’oppression des profondeurs de la jungle, Léourier nous invite dans La Loi du monde à goûter aux vertiges des grands espaces montagnards. Au contraire des prisonniers amnésiques de Borgœt, pour qui il ne représente plus rien, le nom est une pièce essentielle du mécanisme social des peuples de Ti-Grid, et dicte à chaque homme la Loi qui le définit et guide sa vie. Alors que chacun, sur Ti-Harnog, devait se soumettre à sa Vérité pour que vive la société, ici la loi commune est soumise à la Loi de chacun. Natif de ce monde mais élevé par un colon lanmeurien, Skiath ne peut se satisfaire d’ignorer son nom véritable. Etranger à Lanmeur comme à son propre peuple, la quête de son identité le condamnera à un choix aux conséquences dangereuses pour un monde qui semble avoir toujours ignoré la guerre, un monde à l’équilibre déjà fragilisé par la confrontation insidieuse de deux systèmes culturels imperméables l’un à l’autre. La question de l’ingérence coloniale se trouve à nouveau posée, dans un contexte où la seule présence d’une colonie est une violence en soi…
Enfin, en contrepoint à la violence portée par les textes précédents, et comme une respiration en bord de mer, ce volume offre « Le Secret », nouvelle inédite brassant sous un angle plus intime et apaisé les nombreuses questions soulevées par Les Racines de l’oubli et La Loi du monde…
Au-delà des questions sociétales qui le motivent, le cycle de « Lanmeur » laisse une place centrale aux rapports complexes liant individu et structure sociale : identité et liberté se conquièrent-t-elles par ou contre la société ? Sur ce point comme sur les thèmes propres aux différents romans, chaque pièce de l’édifice répond à toutes les autres et s’en nourrit, composant une œuvre mosaïque dont la science-fiction ne peut que s’enorgueillir.