Edgar Rice BURROUGHS
OMNIBUS
948pp - 28,40 €
Critique parue en avril 2012 dans Bifrost n° 66
Tous les auteurs de l’âge d’or, Bradbury en tête, l’avouent : les aventures de John Carter sur Mars les ont inspirés quand ils avaient dix ans. Après Tarzan, il est le héros le plus connu d’Edgar Rice Burroughs. Le cycle, dix romans et un recueil de nouvelles, faillit être classé meilleur de tous les temps par le prix Hugo en 1966, juste après Fondation d’Asimov. Son adaptation au cinéma justifie la réédition d’une intégrale en
« Omnibus », dont voici le premier tome, composé de cinq opus à la traduction révisée, voire nouvelle pour l’un.
John Carter est la caricature du héros aux poings fermés et à l’esprit obtus, qui classe les individus en supérieurs ou inférieurs, avec ce que ça suppose d’allégeance des uns envers les autres. Il surveille constamment ses émotions, comme si elles pouvaient attenter à sa virilité. Il peut éprouver des sentiments de rage infantile s’il se sent lésé, avant de réaliser qu’on lui joue une farce. La preuve qu’Edgar Rice Burroughs joue à fond les codes propres à séduire un lectorat de dix ans — qui trouve encore bêtes les filles — est bien que son héros aime pour la première fois sur Mars : « Ainsi, c’était ça, l’amour ! Je lui avais échappé pendant de nombreuses années, baroudant absolument partout dans le monde. » (La Princesse de Mars, p. 102.)
John Carter n’est réellement acteur que des trois premiers opus : devenu prince et héros suprême, il est remplacé par des personnages secondaires, dont son fils, puis sa fille. En fait, l’héroïne est Barsoom elle-même, planète à l’exotisme baroque, creuset du planet opera.
En effet, dans le cadre des aventures et voyages de la littérature populaire, les personnages et les thèmes codifiés nécessitent un renouvellement du décor, sur lequel rejouer les mêmes scènes, exercice plus problématique à mesure que rétrécit la planète. Aussi, Burroughs expédie son héros dans un décor absolument vierge, sans s’embarrasser d’explication ni de moyen de propulsion : après avoir échappé aux indiens, le capitaine John Carter, natif de Virginie (!), se retrouve, paf !, sur Mars.
Barsoom/Mars se peuple de la même façon infantile : les Martiens Verts font cinq mètres et ont quatre bras, mais pas les Rouges, humanoïdes qui naissent dans des œufs (le fils de John Carter éclora ainsi), et dans les romans suivants déboulent les Martiens Noirs, Blancs, Jaunes. Une fois apprivoisé, le monstre a les postures et la fidélité d’un caniche. Les connaissances exposées sont des bribes de culture disparates : Mars et ses canaux suggèrent une eau rare et une atmosphère ténue, et donc un ciel sans oiseau. Ceci n’empêche pas les peuples ayant sombré dans la décadence de survivre grâce à des générateurs d’atmosphère au radium, ni d’utiliser divers moyens aériens de propulsion. Et de préférer le combat à l’épée au fusil au radium d’une portée de cinq cents kilomètres…
Les explications ne servent qu’à justifier le cours immédiat de l’action, pour empêcher son ralentissement, parfois pour assurer sa relance, mais se soucient peu de cohérence et sont même carrément oubliées dès le chapitre suivant. Ainsi, la nature abrupte et belliqueuse du Martien lui fait préférer l’affrontement au mensonge, au risque de sa vie, mais on révèle sans cesse manipulation et traîtrise chez autrui. Ces naïves contradictions contrastent d’autant plus qu’elles côtoient des affirmations péremptoires qui en disent long sur les préjugés de l’époque (un peu d’indulgence, mesdames !). Barsoom revient à voir le monde avec le niveau culturel d’un enfant de dix ans, un enfant vif et curieux qui se saisit de tout ce qu’il découvre pour l’amalgamer in petto à son imaginaire. Burroughs n’écrit pas pour mais comme un enfant, capacité rare qui fit son succès.
Mais voyez comme l’enfant progresse avec un enthousiasme communicatif, rejouant les mêmes scènes pour y incorporer le savoir tout juste acquis, ajoutant au tableau de la finesse ! Il y a un désir de faire monde en se faisant tour à tour entomologiste, ethnologue et historien d’une planète, à multiplier les sociétés à mesure que s’étend l’exploration, trouvant les Premiers-Nés d’un darwinien arbre évolutif martien (Le Guerrier de Mars). Il y a un désir de vérité : au primitif refus de mensonge correspond la dénonciation des leurres d’une religion anthropophage (Les Dieux de Mars) qui voit les fidèles se rendant au paradis devenir la nourriture des Therns au service de la déesse Issus (Jesus ?), désir de se dépasser en se focalisant sur les pouvoirs de l’esprit dominant la matière (Thuvia, vierge de Mars), en faisant du cérébral et du physique, de la tête et des jambes, des entités distinctes (Echecs sur Mars). Et voyez comme le monde change ! Carter ramène la paix entre les tribus toujours en guerre (le cycle débute en 1917). Les premiers engins volants évoquant des zeppelins deviennent des aéronefs rapides et individuels (1919), à présent équipés d’un pilotage automatique… au radium, forcément (1920). C’est l’aube bouillonnante du XXe siècle que Barsoom reflète dans sa profusion. Et voyez comme ces désirs d’explications se font prudents dans l’énonciation, avançant un huitième type de rayonnement, inconnu des Terriens, « comme le neuvième du reste » ! C’est la science-fiction qui découvre les vertus de l’aporie et l’art du plausible.
Soyons sérieux : c’est kitch et il faut avaler de sacrées couleuvres. Mais on ne peut s’empêcher de regarder John Carter avec la tendresse pour l’enfant qu’on a été. On tolère et on pardonne ses écarts et ses excès car on admire l’énergie et la sincérité qui l’animent. John Carter, c’est la science-fiction encore maladroite, mais émouvante parce qu’elle contient en germe les richesses qu’elle déploiera adulte.