Ces derniers temps, quand on commence à parler de Chuck Palahniuk en société, la dernière vanne à la mode est d’affirmer qu’il n’a plus rien écrit d’intéressant depuis 200X (remplacer le X par un entier compris entre 2 à 9). La trilogie qui débute avec Damnés semble bien destinée à prouver le contraire.
« Satan, es-tu là ? C’est moi, Madison. Je viens juste d’arriver ici, en Enfer, mais ce n’est pas ma faute, à moins que je ne sois réellement morte d’une overdose de marijuana. »
C’est par ce clin d’œil avisé à Judy Blume (célèbre écrivain pour enfants et adolescents éditée dans nos contrées par l’Ecole des Loisirs) que la petite Madison, 13 ans, commence à se présenter au Prince des Ténèbres, par prière interposée. Il faut dire qu’avec les parents qu’elle a eus et la drôle de vie qu’elle a menée sur Terre, cette adolescente n’a pas froid aux yeux. Sa mère, star d’Hollywood, passait son temps libre à gérer le petit personnel de ses nombreuses résidences par vidéosurveillance et à refiler des comprimés de Xanax à sa fille comme de simples friandises. Son père, important homme d’affaires, lui ramenait de ses voyages des petits frères et des petites sœurs comme autant d’animaux de compagnie. De quoi être blasé dès le plus jeune âge.
Mais la voilà, « grosse et morte » dans l’une des innombrables cellules qui bordent les interminables couloirs de l’Enfer… Madison ne tardera pas à faire la connaissance de ses voisins et à s’échapper, avec leur complicité, pour aller visiter ce nouvel environnement où les démons dévorent les damnés au hasard et où l’on se doit de travailler dans l’un de ces deux secteurs d’ave-nir : le porno ou le télémarketing. Autant dire que pour cette « accroc à l’espoir », enfin libérée de cette épée de Damoclès qu’est la mort, le moment est venu d’un nouveau départ pour une afterlife pleine de surprises.
Jouant de références aussi hétéroclites que La Divine comédie de Dante et le Breakfast Club de John Hughes, Chuck Palahniuk n’hésite pas à grossir le trait à l’extrême dans cette satyre débridée qui frappe là où ça fait mal. Le côté grand-guignolesque pourra sans doute perturber plus d’un lecteur, mais on ne peut s’empêcher de penser, au fil des pages, à un Lewis Caroll observant le XXIe siècle ou, soyons fous, à un Jean de La Fontaine sous acide. Enfin, Damned possède une qualité propre aux grandes fables : leur rémanence dans l’esprit du lecteur une fois le livre refermé. Damnés est une œuvre bien plus subtile qu’il n’y paraît au premier abord. Le fait que Palahniuk l’ait écrit au chevet de sa mère mourante n’y est sans doute pas pour rien.
La trilogie se poursuivra avec sa vision du Purgatoire (Doomed, sorti aux Etats-unis en octobre 2014) puis du Paradis (dont la sortie tarde à être programmée). Vivement qu’on ait la vue d’ensemble.