Paprika, pour l’amateur français de SF, c’est sans doute d’abord et avant tout l’ultime long-métrage de Satoshi Kon, un sommet du fil d’animation nippon qui a captivé de nombreux spectateurs avec son imagerie surréaliste. À l’origine, pourtant, il s’agissait d’un roman, paru il y a presque trente ans maintenant, l’œuvre d’un écrivain majeur du registre, Yasutaka Tsutsui. Quelques-unes de ses productions ont été traduites en français, parmi lesquelles on pourra citer Hell, ou le classique jeunesse La Traversée du temps (qui a aussi donné lieu à une fameuse adaptation animée), mais Paprika n’avait jamais eu cet honneur. Oubli réparé par les éditions Ynnis, dans une traduction signée Nesrine Mezouane… mais une publication en deux tomes qui n’est pas sans poser problème (le second est annoncé pour la fin de l’année).
Là où le film condense énormément, et va à l’essentiel, le roman prend bien davantage son temps pour poser l’intrigue ; en cela, il est plus « classique ». Nous sommes dans un institut de recherches psychiatriques, dont deux employés sont en lice pour le prix Nobel de médecine : le brillant mais quelque peu puéril Kôsaku Tokita a mis au point une technologie révolutionnaire permettant aux thérapeutes, non seulement d’enregistrer et étudier les rêves de leurs patients, mais, en outre, de se rendre dans ces rêves, d’y participer, afin de guérir divers troubles psychiques. La talentueuse thérapeute Atsuko Chiba en a fait bon usage, usant d’une identité d’emprunt du nom de Paprika — ce qui lui confère quelque chose d’une super-héroïne, aux deux alias très distincts, Clark Kent d’un côté et Superman de l’autre. Or, il faut se montrer prudent, car cette technologie expérimentale n’est pas supposée être testée de cette manière avant d’avoir rempli beaucoup de paperasse… à ceci près que leur supérieur direct à l’institut, Shima, a bénéficié de cette thérapie, et dirige certains patients hors-normes vers les bons soins de Paprika ; il soutient les chercheurs, là où le reste du conseil d’administration se montre parfois plus frileux, voire hostile…
Les choses dégénèrent quand Tokita met au point une version perfectionnée de cette technologie, du nom de DC Mini, avec des possibilités d’interaction bien plus amples. Seulement voilà, Tokita relègue la sécurité au second plan quand il développe cet outil, ce qui s’avère des plus fâcheux quand quelqu’un vole la DC Mini… Or c’est là une technologie qui n’est pas sans risques : déjà, le procédé de base pouvait avoir pour conséquence que le thérapeute trop nonchalant se retrouve « contaminé » par les troubles psychiques du patient au travers de ses rêves… un risque démultiplié par le nouveau procédé, qui abolit la frontière entre rêve et réalité. Par ailleurs, le risque d’influer sur lesdits rêves pour aboutir à une forme de contrôle psychique devient très sérieux — entre de mauvaises mains, la DC Mini pourrait avoir des conséquences catastrophiques ! Atsuko/Paprika le sait mieux que personne, et le voleur est clairement mal intentionné… Il importe donc de mettre la main sur lui au plus tôt, et idéalement sans faire de vagues, tant cette technologie expérimentale n’aurait jamais dû leur échapper de la sorte…
Le roman vire donc au techno-thriller — comme le film. Sauf qu’il y manque quelque chose, du moins dans ce tome 1, et c’est là que le découpage du roman s’avère problématique : le délire surréaliste qui fait tant pour la réussite de l’anime est en effet presque totalement absent de ce premier volume. Pas de parade folle, ici, pas de délire visuel, et les rêves dans lesquels intervient Paprika sont plus « posés » que dans le film. Il semblerait bien, pourtant, que cette imagination délirante faisait partie du roman avant que Satoshi Kon ne l’adapte, mais on ne la ressent guère pour l’heure… Chroniquer ce tome 1 indépendamment n’est donc pas sans poser problème.
D’autant que, s’il se lit bien, il n’est pas sans défauts. Au niveau du ton, notamment, assez naïf et parfois même puéril, en dépit d’un sujet grave et très adulte qui fait appel à la psychanalyse et ouvre des portes terrifiantes sur la manipulation de la psyché humaine. On pourra s’étonner aussi de ce que ce roman, qui met en scène une héroïne très charismatique et a été publié initialement en épisodes dans un magazine féminin, soit au fond un peu macho (ce qui ne se ressent jamais autant que lors d’une scène de viol… eh bien, malaisante, comme disent les djeunz), encore qu’il soit sans doute nécessaire de faire la part des choses entre le propos du roman et les perturbations introduites par ses protagonistes, le détestable Morio Osanai en tête.
Bilan en demi-teinte, donc, à mi-parcours. L’entreprise de traduction est louable, quoi qu’il en soit, mais pour exprimer un avis véritablement pertinent quant au roman, il faudra attendre la lecture du tome 2…