Carmen Maria MACHADO
CHRISTIAN BOURGOIS
384pp - 22,50 €
Critique parue en octobre 2021 dans Bifrost n° 104
Après le recueil Son corps et autres célébrations paru il y trois ans aux éditions de l’Olivier, Carmen Maria Machado nous revient avec un récit hybride, roman protéiforme et percutante prouesse littéraire, mis au diapason de l’autofiction. Pourquoi en parler dans Bifrost ? Parce que, certes, Machado s’est formée sur les bancs de l’atelier d’écriture Clarion, spécialisé en Imaginaire, mais aussi parce qu’elle utilise de nombreux codes de genre pour amener son propos. L’autrice élabore un roman « À façon » où chaque chapitre emprunte tour à tour à un type de récit différent, où la science-fiction, le jeu de rôle, la fantasy, l’horreur et le fantastique sont convoqués au même titre que la romance, le roman picaresque, le polar… tout en conservant une unité narrative, linéaire tant qu’émotionnelle, toute en tension vers l’angoisse.
Utiliser ces nombreux codes littéraires permet à la narratrice (Carmen Maria Machado elle-même) de (nous) faire (re)vivre une relation particulièrement abusive avec une autre femme, et par là même de briser quelques tabous, notamment liées aux relations lesbiennes. En cela le chapitre « en forme de prologue » qui ouvre le roman est éclairant sur l’optique adoptée par Machado et donne une tonalité au roman qui prend alors valeur de mémoires – au sens autobiographique du terme –, de témoignage, d’archive.
Tout en menant avec brio ce jeu littéraire, la narratrice nous entraîne dans ses pas, de la rencontre aux plus sombres moments de sa relations (quelques chapitres sont particulièrement chargés) et crée avec nous une distance, un recul salvateur, autant qu’une complicité, une appréhension dans l’effroi. Ce récit ne s’embarrasse pas de faux semblants et compose via l’inquiétude, la certitude de l’horreur en composition, un quasi huis-clos des plus angoissants, nous plaçant comme témoins d’un piège qui se referme sous nos yeux et dont elle souhaite nous dévoiler les filets — coûte que coûte. En utilisant la littérature, ses nombreux codes – et très certainement tout son talent –, Carmen Maria Machado dévoile et montre la force des procédés à l’œuvre opposant ce qu’on se raconte et ce que l’on vit.
En somme, Dans la maison rêvée est un roman bouleversant, une œuvre qui tire sa puissance de l’utilisation et détournement de codes littéraires, des plus populaires aux plus académiques. Carmen Maria Machado, en toute franchise, donne à voir un impensé : les violences au sein de couples lesbiens. Elle nous fait vivre cette réalité largement ignorée, quasi tabou, des plus dérangeante quant à nos préjugés. Ce faisant elle s’inscrit dans la lignée de grandes autrices telles Dorothy Allison ou Maggie Nelson, mais aussi Lisa Tuttle ou Shirley Jackson, dans cette œuvre se situant aux lisières du genre, de la réalité, du témoignage et du roman.