Adrian Tchaikovsky (ou plutôt Czajkowski à la ville, mais il a dû considérer que Tchaikovski serait plus facilement prononçable) est un nouveau venu en France, mais il a déjà une œuvre d’auteur conséquente derrière lui en anglais : Dans la toile du temps (Children of Time en VO) est en effet son douzième roman, dix des précédents ayant constitué une décalogie de fantasy intitulée « Shadows of the Apt ». SF de la plus pure eau, parue en 2015, Dans la toile du temps a été couronnée par le prix Arthur C. Clarke.
Alors que l’humanité court à sa perte, ruinant la Terre, une expédition scientifique est sur le point de lancer une expérience inédite : sur une planète tout juste terraformée, devenue une gigantesque forêt, la scientifique Avrana Kern va déposer des singes et un nanovirus. Ce dernier a pour mission de guider les singes dans leur évolution, jusqu’à leur élévation en tant qu’espèce apte à bâtir une société durable sans reproduire les erreurs de leur aînés. Malheureusement pour Avrana, suite à un acte terroriste, seul le nanovirus échoue sur la planète.
Quelques siècles passent, un nouveau vaisseau, le Gilgamesh, apparaît en orbite. À son bord, les représentants de la nouvelle humanité, celle qui s’est reconstruite sur les ruines de notre civilisation et n’a pas tardé à s’enferrer dans les mêmes travers. Avisant la planète verte, l’équipage la juge propice à accepter cette deuxième humanité. Or Kern, transférée dans une intelligence artificielle et restée en surveillance dans un satellite autour de sa création, n’est pas du même avis. Et pour cause : sur la planète, le nanovirus a fait son œuvre… mais pas sur les singes qui n’ont jamais atterri — on l’a dit. Non, les bénéficiaires de l’élévation sont des araignées, dont la société a connu des progrès impressionnants au fil des siècles… et Kern refuse que les humains la corrompent.
Ce gros roman d’environ six cents pages adopte une narration alternée entre les événements qui se produisent à bord du Gilgamesh et l’évolution de la société aranéide, mais avec un écoulement du temps particulièrement lent, car il s’agit bien ici d’une intrigue qui s’étend sur plusieurs millénaires. Ainsi, Holsten Mason, le linguiste du Gilgamesh, va de réveil en cryogénisation, et subit régulièrement les changements, nombreux, qui se produisent sur le navire. Ainsi, Portia, l’araignée qui, à chaque génération, bâtit sur les épaules de ses prédécesseurs, franchissant les uns après les autres les jalons technologiques ou scientifiques… Cette narration par épisodes constitue l’un des intérêts du roman : même s’il peut parfois être frustrant d’abandonner l’intrigue en pleine action —Tchaikovsky sait se montrer cruel envers son lecteur —, elle permet de vraiment prendre conscience du caractère primordial du temps dans le développement des relations humaines ou aranéides. La narration alternée, quant à elle, n’apporte en revanche pas grand-chose, car les scènes ne se répondent pas réellement, et on a plutôt l’impression de lire deux romans enchâssés qu’un seul et unique livre ; Tchaikovsky tisse néanmoins des liens qui trouveront leur aboutissement dans une scène finale homérique.
Dans la toile du temps est également un roman touffu, au sens qu’il brasse pas mal de thématiques classiques en science-fiction, ce que permet de démultiplier le procédé de narration : d’une part la fin de l’humanité et les vaisseaux-arches, d’autre part une société extraterrestre — car, même s’il s’agit d’araignées, l’auteur brode admirablement dessus et nous donne à voir des progrès scientifiques qu’on n’aurait pas imaginés — confrontée à son premier contact. Mais Tchaikovsky y adjoint l’intelligence artificielle au travers du personnage de Kern, et s’empare également des figures divines ou messianiques (Kern et sa relation ambivalente avec sa création, ou encore le commandant du Gilgamesh, Guyen, investi de la mission de sauver l’humanité au risque de se croire seul capable d’y parvenir et de virer mégalomane). Ajoutez-y une touche d’aspect social — le rusé retournement de situation de la place du mâle au sein de la société aranéide —, et vous aurez une petite idée des ingrédients distillés par l’auteur.
Au final, on pourra penser que Tchaikovsky, à trop courir de lièvres à la fois, nous propose un roman parfois un peu boursouflé, et qu’il aurait peut-être été plus avisé de le dégraisser, voire d’en faire deux romans séparés (suggestion d’explication des choix de l’auteur : il a d’abord eu en tête l’idée de la scène finale et s’est échiné à la mettre en œuvre). Mais, en l’état, il n’en demeure pas moins très prenant, astucieux et bien fichu : en somme, une excellente entrée en matière pour découvrir l’œuvre d’Adrian Tchaikovsky.