Tel Simak à l'aube de ce premier roman1, le protagoniste principal de Dans le torrent des siècles a un livre à écrire, mais au début du récit, le personnage ne le sait pas encore. Pour l'heure, en 6000 et quelque, Ash Sutton rentre à la base au bout de vingt ans d'absence, sur un astronef percé de partout, qui ne devrait pas voler, et dans un corps remanié, qu'il “retrouve” — tout comme le vieil hôtel où il aimait à séjourner. Le vieux robot de la famille, lassé de l'attendre, a décampé depuis belle lurette dans les astéroïdes, mais Adams, le patron de Sutton, est toujours là.
Si Ash découvre une Terre qui l'a érigé en héros après sa “disparition” dans l'impénétrable constellation du Cygne, la planète mère le dégoûte bien vite : l'assassinat institué y règne sous forme de duel ritualisé, on y traite les androïdes quasi-humains comme des esclaves et, au lieu de faire preuve d'humilité, l'homme se prend pour l'espèce élue qui doit civiliser par la violence un cosmos hostile. Or celui-ci est peuplé d'autres races plus évoluées ; Ash en sait quelque chose, puisqu'une de ces entités habite son esprit après l'avoir ressuscité sur Cygne 61 et doté d'un organisme “double” — qu'il peut déconnecter à l'envi.
Quand Ash comprend qu'un envoyé du futur a prévenu Adams de son arrivée et qu'on a découvert sur une lointaine planète, dans un vaisseau accidenté, la trace d'un livre dont lui-même est l'auteur, il se rend compte qu'il se retrouve malgré lui au centre d'une lutte entre factions rivales qui le prennent pour une sorte de Messie. Mais quel sera son message ? C'est ce qu'il lui reste à saisir. Et surtout, il lui faut se réapproprier son destin, car les exégètes futurs de sa pensée sont innombrables, ont envahi le temps et ne cessent de vouloir s'emparer de lui, le poursuivant dans diverses péripéties… (Le premier titre original anglais, Time Quarry, signifie d'ailleurs “ la proie du temps ”.)
À la différence de Simak, et malgré l'intermède d'un long séjour à la ferme au XXe siècle, Sutton ne parviendra pas à coucher son livre sur le papier dans le cours du roman, mais une fin ouverte le verra laisser derrière lui la jeune femme dont il est épris pour s'atteler à la tâche. Sutton ignore que sa dulcinée n'est autre qu'une androïde… alors que le message qu'il a à délivrer, on l'a deviné, est une leçon d'humilité prônant l'égalité à instituer entre humains et robots.
Comme Demain les chiens, Dans le torrent des siècles est à la fois un hymne humaniste et une critique affligée des aspects les moins reluisants de la nature humaine. Ces considérations générales sur la violence et l'arrogance inutiles de notre espèce trouvent un écho à peine voilé, sous couvert d'une évocation du futur, dans des éléments reflétant les années 1940-1950 : retour des vétérans de la 2e Guerre mondiale et suites de celle-ci (Ash revient d'une zone de “silence radio” total rappelant celui du bloc communiste de l'époque et, si la paranoïa hégémonique à tout crin d'Adams et de la Terre évoque assez clairement la guerre froide et les prémisses de l'intervention américaine en Corée puis au Vietnam, l'atterrissage du début, avec la voix intérieure qui habite Ash et ses sensations de ne pas “être” dans son corps, fait irrésistiblement penser au déphasage de l'ancien combattant victime de stress traumatique — c.f. également la scène naturaliste, p. 108, où Ash tire un mourant de l'eau, à propos de laquelle on ne peut s'empêcher de penser au best-seller de Norman Mailer, Les nus et les morts, récit de guerre situé pendant la guerre du Pacifique et paru en 19482) ; on retrouve aussi de façon assez transparente dans les revendications des robots les débuts de la déségrégation des Noirs américains3 — voire l'Holocauste à travers le marquage sur la peau desdits robots. Le chapitre 11 livre quant à lui dans la Maison du Zag une délicieuse scène de rêve 100% pur Freud, où, parti à la pêche avec une fillette près du Grand Trou (sic !), Ash enfant échange un petit ver contre un gros poisson. Si l'auteur n'évoque ici qu'indirectement la sexualité (le contraire serait difficile au début des années 1950, même si le premier rapport Kinsey est paru deux ans plus tôt), il se situe loin du pastoralisme gnangnan et vieux jeu auquel certains voudraient le cantonner4.
Simak fait également appel dans ce roman d'action métaphorique et philosophique à un florilège d'outils science-fictifs qui ont certainement réjoui l'amateur de SF de l'époque et que l'avenir n'a pas (encore ?) démentis : voyages dans l'espace et le temps/paradoxes temporels, « bons » robots quasi-humains, mais aussi “gadgets” tels le vidéophone ou la communication interstellaire par transmission de pensée. Les questionnements de Sutton sur son destin préfigurent du reste étrangement ceux d'un Paul Atréides dans le cycle de Dune, et la scène de la Maison du Zag ainsi que le troisième tiers du récit ne sont pas sans suggérer des problématiques dickiennes. On voit donc toute la puissance d'un ouvrage qui n'a rien perdu de son sel, et dont la lecture laisse à la fois désabusé et plein d'allant.
Notes :
1. À part Les ingénieurs du cosmos, un feuilleton — avec toutes les contraintes que cela implique — paru dans Astounding en 1939 (la version en volume ultérieure a d'ailleurs été remaniée), et Empire, réécriture d'un manuscrit de jeunesse de John W. Campbell, Simak n'a publié jusque-là que des nouvelles, même si certaines composeront ensuite le « roman épisodique » Demain les chiens.
2. À noter que Simak, de 1942 à 1944, a publié cinq récits de guerre dans des pulps spécialisés.
3. Rosa Parks n'a pas encore refusé de céder sa place à un Blanc dans un bus du sud des états-Unis, déclenchant le mouvement de déségrégation des Noirs, et il faudra attendre le milieu des années 50 pour que la Cour suprême des états-Unis déclare la ségrégation raciale anti-constitutionnelle dans les écoles — mais, signe des temps à venir, le premier joueur noir vient d'être admis dans la ligue nationale américaine de base-ball.
4. L'incrédule se reportera quelques pages plus loin, p. 86, où Simak prouve, en définissant l'homme comme détenteur d'un « appendice vermiforme », qu'il sait très bien ce qu'il fait dans cette fameuse scène symbolique de la « Maison du Zag ».