Cela se passe avant le Déluge, sur une Terre peuplée de fééries : ondines, clochettes, sylvains, dryades, elfes, korrigans, farfadets, lutins, ogres et nains, lesquels ont donné par métissage les ograins.
Les premiers chapitres retracent les étapes ayant mené les ograins à occuper une position dominante dans l’écosystème local : les lutins s’inquiètent, avec dans la bouche les aphorismes des sioux Lakota (la terre appartient à nos enfants), de la trop rapide disparition des champignons, même des non comestibles, dans lesquels ils ont choisi de s’installer par sécurité. La liste des griefs est sans appel : « Espèce invasive. Prédation inconsidérée. Peur du manque (…) difficulté à vivre en harmonie avec le voisinage ». L’entente est impossible et la pollution, la confiscation des terres et ressources transformées en valeurs marchandes (« C’est étonnant, cette volonté de donner une allure vaguement légale aux pires forfaitures »), la répression sévère des protestataires assurent la domination des ograins.
Des siècles plus tard, alors que les sylvains se fournissent en Compost’heureux, que les courses sont livrées par farfadet ou lutin, et que les plus démunis s’adressent au Terreau du cœur, le banquier Havecoque VI tente d’amener le marchand d’armes Glloq à relancer son négoce, périclitant depuis qu’il a laissé ses clients exsangues, en en fabriquant de nouveaux… Avant que tout cela ne dérape dans les grandes largeurs.
Comme toujours, Catherine Dufour n’y va pas par quatre chemins. Avec sa verve acide, elle dénonce ici les origines du radicalisme religieux et du terrorisme actuels. Le fait de prendre pour personnages principaux des féeries permet d’inverser le point de vue communément admis dans le monde occidental et de désigner les vrais coupables. Catherine Dufour remonte loin dans le temps et ratisse large pour fustiger politiques et hommes d’affaires. On trouve des citations historiques à peine déguisées (« Vous avez préféré le commerce à la guerre, vous aurez le commerce et la guerre. »), des évènements qu’on reconnaît sans peine comme la situation de guerre suivie d’une commande d’armes auprès d’un vendeur complice, et des réflexions lapidaires qui ne résument que trop bien la situation (« Maintenant que le sang est tiré, il faut le boire »). Tout y passe, avec l’inventivité verbale et le mordant habituels de l’autrice.
Les scènes cocasses vont de la transposition des situations actuelles dans l’univers féérique aux comparaisons et descriptions outrancières (« Le regarder réfléchir était pénible, comme ôter une toute petite écharde avec de gros doigts ») en passant par les calembours improbables. Catherine Dufour se livre à un décryptage de notre société qui, comme pour son atypique Histoire de France pour ceux qui n’aiment pas ça, bouscule les idées reçues et renverse les perspectives tout en amusant le lecteur. Traiter de sujets sensibles sous couvert de fantasy permet aussi de faire passer un message autrement inaudible et de toucher un public différent. L’humour ne dissimule cependant pas tout à fait l’indignation de départ, qui affleure sans cesse. En fin de volume est cité la source d’inspiration, un article du Monde qui plaide pour une réécriture d’une histoire du xxe siècle intégrant aussi les récits des perdants. Mission accomplie.
Si on retrouve le ton et la fantaisie du cycle « Quand Les Dieux buvaient », l’humour décoche cette fois des flèches sur des cibles moins générales et consensuelles que le machisme et le conformisme des contes de fées. Il fallait aussi ce courage-là. Même si c’est de façon inattendue avec ce roman drôle à pleurer, sans qu’on sache cependant quel sentiment prédomine.