Jason Dessen a exactement la vie qu’il s’est faite. Lui qui aurait pu avoir le prix Nobel de physique et la prestigieuse médaille Pavia se contente d’être un simple professeur d’université. Son épouse, Daniela, elle-même promise à la célébrité, a réduit ses ambitions artistiques. Ils aiment profondément leur fils, Charlie, mais quand les occasions perdues surgissent après quelques verres de vin, le couple se rend compte que, sans être malheureux, il n’est pas véritablement heureux. Un soir, après avoir retrouvé Ryan Holder, un ami qui est pratiquement devenu ce que Jason aurait pu être, celui-ci est enlevé par un inconnu qui le drogue et l’expédie… dans une réalité parallèle. Jason y est accueilli en héros par le staff de Velocity Lab. Rapidement, il comprend que son agresseur, Jason2, a interverti leurs existences. Prendre la place d’un génie n’est pas chose facile, quand bien même il s’agit de soi…
Blake Crouch est surtout connu chez nous pour « Wayward Pines », son excellente trilogie romanesque adaptée à la télévision par M. Night Shyamalan. Deux romans ont été traduits par J’ai Lu, et l’on attendra en vain le troisième, par suite de méventes semble-t-il. C’est donc une agréable surprise de voir Dark Matter paraître chez le même éditeur, pour un même traducteur, le toujours efficace Patrick Imbert (un bémol, p. 334 : on n’appuie pas « sur la gâchette », mais sur la « détente » d’une arme à feu).
On n’attendra pas du titre autre chose qu’un effet d’accroche, du reste efficace. Disons que Blake Crouch expédie la matière noire en un paragraphe, davantage un alibi qu’une explication à la possibilité d’une superposition quantique au niveau macroscopique. Ce qui permet à un sujet, depuis l’intérieur d’une boîte aux propriétés d’un tesseract, d’avoir accès à différentes réalités compossibles, chacune différant de ses proches par un infime détail, l’infinité des variantes augmentant les différences, dans la droite ligne des mondes compossibles déjà décrits par Leibniz dans La Théodicée.
Car Dark Matter s’inscrit dans une veine de l’imaginaire commune à la fable philosophique, à la science-fiction et au fantastique : celle du What if, soit, pour faire simple : « Et s’il m’était possible de recommencer ma vie… ». Dans sa déclinaison littéraire, l’ensemble compte quelques œuvres maîtresses, telle The Greatest Gift de Philip Van Doren Stern, adapté au cinéma en 1946 sous le titre It’s a wonderful life, chef-d’œuvre de Frank Capra. Plus près de nous, on pense forcément à l’insurpassable Replay de Ken Grimwood, mais également, d’Alan Brennert, à L’Échange, avec lequel Dark Matter partage une spécificité qui n’est pas forcément un point obligé de l’exercice : les personnages prennent chacun la place de l’autre. Dans les deux cas un échange, même si chez Blake Crouch cette permutation n’est en rien volontaire. On voit alors se dégager un thème chez l’auteur, de « Wayward Pines » à Dark Matter, celui de la vie non vécue, de l’existence volée, par défaut dans la trilogie, par excès dans le présent roman.
Reste que celui-ci, dans une large première partie, propose davantage une succession de péripéties qu’une narration continue, des épisodes collés bout à bout flirtant avec une énumération légèrement agaçante et pas toujours exempte d’invraisemblances. Ainsi, p. 161, alors que Jason et Amanda n’ont que « huit minutes cinquante-six secondes » pour échapper aux tueurs lâchés à leurs trousses, la psychiatre tient-elle à lui apprendre comment se faire l’injection nécessaire au transfert, et met deux pages pour le lui indiquer, soit le temps qu’une professionnelle des piqûres aurait pu mieux employer? ! À ce stade, la lecture est mécanique sans être fastidieuse, et trouve un véritable et inattendu intérêt à partir de la page 269, Blake Crouch tirant un réel suspens de ce qu’il a mis en place. Nous n’en dirons pas plus.
Au final Dark Matter constitue une lecture plaisante, sans commune mesure avec les chefs-d’œuvre de la tradition déjà évoqués, ni même avec « Wayward Pines », mais qui garantit tout de même un bon divertissement.