Darwyne vit tout là-haut, à Bois Sec, au-dessus de la ville, la vraie, avec ses rues goudronnées, sa climatisation et son réseau EDF sur lequel les gens d’ici se greffent comme ils peuvent en toute illégalité. Un bidonville, en somme, manière de trait d’union entre la civilisation et la jungle qui l’enserre de partout, ersatz d’urbanisation écrasé de chaleur, noyé par les pluies tropicales, où on survit plus qu’on ne vit, dans la promiscuité et sous les tôles ondulées, dans l’espoir d’un titre de séjour qui ne viendra jamais. Darwyne a sa mère. Qu’il vénère. Aussi belle que lui est laid, aussi grande qu’il est minuscule, contrefait, et qui l’emmène à la messe, parce que la foi, c’est tout ce qu’elle possède. Et sa grande sœur, qui a quitté Bois Sec pour la banlieue et un appartement, un vrai, la fierté de la mère, la preuve qu’après tout, quitter ce cloaque n’est pas qu’un rêve insensé. Et puis il y a ses beaux-pères, que Darwyne numérote à mesure qu’ils se succèdent, ces types souvent violents, perdus, qu’il déteste non pas parce qu’ils le battent, mais parce qu’ils lui soustraient sa mère. Et enfin il y a cette éducatrice des services sociaux. Mathurine. Qui tourne autour de tout ce petit monde. Questionne la mère et bientôt lui, Darwyne. Mathurine lui dit des choses étranges, des choses qu’on ne lui a jamais dites. Lui répète qu’il n’est pas « un sale petit pian dégueulasse bon qu’à faire honte à sa mère ». Qu’il est même un enfant exceptionnel, littéralement. Que sa connaissance intuitive du monde animal est fascinante et qu’elle fait de lui un être remarquable. Car quand Darwyne se retrouve seul au cœur de la jungle, là où il se réfugie quand le monde des hommes lui fait défaut, par-delà la misère de Bois Sec et son humanité brutale, mesquine, aveugle, il se passe quelque-chose…
Ingénieur agronome de formation (il fut notamment chargé de mission pour le parc amazonien de Guyane, et directeur adjoint du parc national de Guadeloupe), Colin Niel s’est découvert sur le tard une vocation littéraire teintée de polar. Tant mieux, pour lui comme pour nous. Bardée de prix, son œuvre rencontre un succès critique et public immédiat et mérité, notamment sa « série guyanaise », dont Obia, le 3e opus (sur quatre), rafle les prix Quai du Polar, 20 Minutes et Michel Lebrun. En 2019, son excellent roman Seules les bêtes est porté à l’écran, non sans réussite, par Dominik Moll. Après une incartade en Afrique (au moins partielle) avec Entre fauves (2020), il retrouve ici ses terres guyanaises de prédilection, quand bien même la géographie dans laquelle s’inscrit le présent roman demeure volontairement assez floue. Colin Niel excelle dans la mise en rapport entre l’humain et la nature qui l’entoure, qu’il l’aime ou qu’il la détruise, qu’il en fasse un refuge ou une force à combattre. Avec cette première incursion dans le registre d’un fantastique teinté de magie plus que de polar, il fait de cette ambivalence l’un de ses moteurs narratifs, l’autre étant les rapports filiaux et l’amour éperdu d’un fils pour une mère inapte à lui rendre cet élan. En résulte un livre poignant mais jamais grandiloquent, brutal mais jamais complaisant, une ode à la différence et au respect, du monde qui nous entoure, de l’autre, de soi-même… Un bien beau livre.