Demain. En Grande-Bretagne.
Days est « le plus beau magasin du monde ». Le plus beau, et l'un des plus grands. Ville dans la ville, sacro-saint lieu du commerce hautement sécurisé, ses six étages de rayonnages serrés proposent tout, absolument tout ce dont vous pouvez rêver, du bouton de culotte à la pute de luxe en passant par l'artisanat africain ou le tigre albinos. Days est un mythe, un graal pour beaucoup. Car Days n'est pas ouvert à tous. En effet, pour franchir les arches de ses multiples entrées, encore faut-il pouvoir se procurer la carte de Days, carte de crédit qui sera Aluminium, Silver, Iridium, Platinium ou même Osmium, en fonction de vos revenus. Ces cartes sont le symbole de votre réussite sociale, le sésame d'un monde où l'argent est roi, un morceau d'éternité sous cellophane délivré par la direction et les services financiers du magasin. Pas de carte, pas de Days. C'est aussi simple que ça.
Au septième étage de l'immense bâtisse, dans leur tour d'ivoire aux murailles de dollars, trônent les sept fils de Septimus, le fondateur de Days et l'inventeur des gigastores. Septimus, visionnaire extraordinaire, homme d'affaires implacable qui, pour affirmer sa volonté et montrer au monde l'étendue de son contrôle, s'arracha un œil. Fou ? Peut-être. Mais génial, sans conteste. Confortablement installés dans la salle du conseil, Mungo, Chas, Wensley, Thurston, Frederick, Sato et Sonny contemplent non sans plaisir le chiffre d'affaire astronomique de la journée. C'est que sous leurs pieds, au cœur des six étages, leurs six étages, les ventes flashes se succèdent. Dans les rayons les clients se piétinent, s'entre-tuent, littéralement, au rythme des opérations commerciales ponctuelles et chronométrées, alors que certains secteurs du magasin se livrent une guerre ouverte et meurtrière. Mais qu'importe. Days, c'est ça : un monde ou tout est possible, pourvu que vous vous en donniez les moyens. Et puis la Sécurité veille, implacable, silencieuse, transparente, avec autorisation de tuer. Alors…
Nous parlons peu dans nos pages des titres de Bragelonne. Deux raisons à cela : 1/ l'énorme production de l'éditeur, tournée vers la « big commercial fantasy », est dans l'ensemble médiocre ; 2/ Bragelonne refuse de faire parvenir ses services de presse à la rédaction, par crainte sans doute de la ligne critique de Bifrost — ce qui démontre assez joliment la confiance de l'éditeur en ses productions… Force est de constater toutefois qu'au sein de la noria bragelonnienne, certains titres méritent qu'on s'y arrête. Days, sorti outre-Manche en 1997 et premier roman traduit en France de James Lovegrove, est de ceux-là.
James Lovegrove est anglais. Né en 1965, s'il était jusqu'alors quasi inconnu par chez-nous (deux nouvelles éditées, l'une, oubliable, dans Les Contes du Loup Blanc chez Pocket — 1997, l'autre dans l'anthologie de l'Oxymore, Ainsi soit l'ange — 2000), il n'en a pas moins publié, au pays de la Livre et de Margaret Thatcher, une dizaine de romans et bientôt deux recueils (Imagined Slights est paru en 2002, Waifs and Strays est annoncé comme imminent). Une production cette année d'ailleurs fort soutenue (outre le recueil déjà évoqué, Lovegrove a publié deux romans en 2005) et d'un niveau d'ensemble remarquable. Bref, Lovegrove n'est pas un débutant, loin s'en faut, c'est même l'une des figures de proue de cette « nouvelle S-F » britannique qui, entre China Miéville, Neal Asher ou Alastair Reynolds, arrive par wagons sur les rayonnages de nos libraires…
Ecrit au présent, Days est avant tout une satire sociale et, comme toute satire, une mise en garde : « Je voulais souligner la stupidité de l'acte d'achat motivé par le seul amour de cet acte ». Et Lovegrove n'y va pas avec le dos de la cuillère…
Structurellement, on suivra, grosso modo, d'abord trois, puis quatre lignes narratives : celle de Frank, un « fantôme » de la sécurité rendu dingue par trente piges de boulot chez Days et qui décide qu'aujourd'hui, merde, ce sera son dernier jour ; le point de vue d'un couple de clients qui, en balance à Frank, vont vivre leur premier jour chez Days suite à l'obtention d'une carte Silver après des années de privations ; les histoires des fils Septimus, patrons tarés du gigastore ; enfin, résultant de ces histoires, la guerre entre le Rayon Livres et le Rayon Informatique. Naturellement, tout ce petit monde ira gentiment vers la catastrophe…
Si Days est servi par une écriture rythmée, minimaliste mais maniaque dans son souci du détail — à l'image de Frank, fantôme conditionné frappé de transparence —, le roman n'en est pas moins farci de quelques longueurs regrettables, longueurs qui, sans définitivement plomber le récit, installent parfois le lecteur dans un ennui poli. Mais qu'on ne s'y trompe pas : ce bémol mis à part, voici un livre pertinent, une anticipation sociale croustillante et un pamphlet sans concession contre le merchandising et la société de consommation moderne. Bref une anticipation qui alerte, comme toute bonne anticipation, et au final un livre à la fois inquiétant, jouissif et efficace. Un joli cocktail en vérité, à lire assurément.