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Les critiques de Bifrost

De l'avenir faisons table rase

De l'avenir faisons table rase

Jack WOMACK
DENOËL
396pp - 21,00 €

Bifrost n° 43

Critique parue en juillet 2006 dans Bifrost n° 43

Impeccablement traduit par Michèle Charrier (et le mot est faible), De l’avenir faisons table rase fait partie de ces romans poing-dans-la-gueule dont Jack Womack a le secret. L’auteur y fait preuve d’une acuité aussi douloureuse que réaliste et nous offre une histoire à mettre en parallèle avec le déjà très inquiétant Journal de nuit, en son temps publié en « PdF ». Loin des USA à tendances fascisantes, De l’avenir faisons table rase est une plongée hallucinante (mais pas hallucinée, bien au contraire) dans ce qu’il est convenu d’appeler le chaos post-soviétique. Pas très éloigné du satirique La Flèche jaune de Viktor Pelevine (en Denoël « & d’ailleurs », ah tiens), le texte de Womack n’a pourtant rien d’un roman swiftien. Ici, on saigne, on dégueule, on crève, on picole, on tue. Et on le fait salement. Ecrite en 1996, en pleine période Boris Ieltsine, l’histoire pourrait se résumer à une cuite et à l’inévitable gueule de bois subséquente. Tout sourit à Max Borodine. Homme d’affaire aussi véreux qu’élégant, aussi cynique qu’avisé (il possède plusieurs banques, c’est dire), l’homme vit très agréablement dans un monde qui a tout du pandémonium. Raisonnablement farci de dollars, qu’il distribue généreusement pour graisser la machine et obtenir ce qu’il désire, Borodine règne sur un petit monde qui ne sort jamais sans escorte dûment armée (Kalachnikov oblige). Femme belle et avisée en affaire, maîtresse outrageusement sexuelle chipée à un client encore plus malhonnête, entreprise bien tenue, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si Borodine n’était affublé d’un frère aussi stupide que dépensier. Dernière lubie (que Max devra bien finir par éponger), la création d’un parc à thème sobrement nommé Sovietland, dans lequel le visiteur pourra s’immerger allègrement dans les merveilles du monde soviétique (personnel désagréable, paysage d’usines, discours, prisons, etc. — que du bonheur). Mais un frère débile léger, ça n’est somme toute pas si grave, surtout quand un client (le mari de la maîtresse, ah zut) indélicat vous embarque dans un deal qui implique la mafia géorgienne. La vraie. Celle qui ne plaisante pas vraiment et qui ne sourit qu’au moment où elle vous égorge. Bref, pour Max Borodine, la vie peut vite se transformer en cauchemar. Une descente aux enfers qui ressemble à la Russie en général et qui achève de montrer que le monde s’est déjà écroulé.

Evidemment drôle, évidemment délirant, De l’avenir faisons table rase est surtout terrifiant. Situations ubuesques, horreur maîtrisée (et d’autant plus inquiétante), terreur banale et quotidienne, la vision moscovite de Womack est à tomber par terre. Un livre qui a tendance à calmer tout net son lecteur, mais qui ne sort pas non plus des codes du « roman noir » le plus classique. Ici, c’est surtout la forme qui décoiffe et qui fait oublier un fond finalement assez prévisible. Mais ne boudons pas notre plaisir. De l’avenir faisons table rase est un livre tout simplement épatant. De quoi donner des idées quant à l’éventuelle réédition des œuvres les plus marquantes de Womack. Qu’attend-on ?

Patrick IMBERT

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