Jean-Pierre ANDREVON
LE ROCHER
152pp - 11,90 €
Critique parue en janvier 2005 dans Bifrost n° 37
La Terre au XXIIIe siècle. Un monde ravagé par les dérèglements climatiques où ne survivent que deux milliards d'individus. Un monde où la Côte Ouest des Etats-Unis a disparu, transformée par un tsunami colossal en archipel d'îles au climat instable et inhospitalier. Un monde où les Nations Unies ont cédé la place à un Parlement mondial dont le siège se trouve à Lhassa, Tibet. Un futur sans superpuissance où les Régions Libres s'organisent seules ou presque, sous forme de sociétés pastorales hantées par les ruines technologiques de l'ancien temps. Un univers où la Nature dicte sa loi, à grands coups de cyclones à la colère aveugle et dévastatrice.
Lucy Liu, enquêtrice du Parlement Mondial, formée à la sagesse séculaire des moines bouddhistes et dotée de pouvoirs psy embryonnaires, est mandatée à huit mille kilomètres de Potala, dans le Croissant de San Juan (ex-Californie), à la recherche d'un généticien renégat disparu depuis vingt ans, Josserand Mulstein. Elle y découvre une société autarcique formée d'îliens aux mœurs rudes, peu disposés à lui venir en aide. Intégrant une mariade, unité domestique des îliens, Lucy Liu découvre que les pêcheurs sont obsédés par de monstrueuses créatures amphibies auxquelles ils donnent impitoyablement la chasse, la nuit tombée. Et, contrairement aux apparences, ces êtres hybrides ne semblent pas étrangers à l'objet de sa propre quête…
Dans son rapport à l'écriture et à la fiction, Jean-Pierre Andrevon a fait sien, avec bonheur, un principe qu'il attribue à Bouddha : « En méditant cinquante ans, tu pourras parvenir à marcher sur l'eau ; mais tu peux aussi prendre une barque ». Voilà résumée, en une phrase (tirée de son propre texte), toute la force de l'œuvre du père de Gandahar, de l'auteur engagé de ce grand classique qu'est Le Travail du furet (tous deux disponibles chez Folio « SF »).
En (déjà) trente-cinq années de carrière, cet écrivain, aussi prolifique que discret, a produit plus de bons textes de S-F que n'en pourront jamais livrer des auteurs à la parure médiatique bien plus reluisante mais au style, hélas, terriblement compassé. Et sa dernière novella, De vagues et de brume, qui paraît dans l'ambitieuse — que dis-je, courageuse — collection « Novella SF », des éditions du Rocher, sous la direction de Jérome Leroy, démontre clairement la légitimité de ce constat. L'écriture est efficace, nerveuse, précise. Le rythme est donné dès le prologue et on suit, sans tapage inutile, les pérégrinations du personnage principal, percevant aisément les enjeux qui les sous-tendent. Certes, l'histoire n'est pas d'une originalité fracassante. Le personnage du savant fou, reclus sur une île ignorée et faisant des expériences interdites sur les êtres vivants qu'il a sous la main, fussent-ils ses semblables, est un tropisme de la S-F depuis L'Ile du Docteur Moreau d'Herbert George Wells. Cent fois, les vicissitudes des manipulations génétiques ont été explorées. Certes. Mais la différence fondamentale tient au fait que ce texte remplit parfaitement son contrat. Nulle concession n'est faite à la portée de son propos et il fonctionne mieux que nombre de romans d'un million de signes. En une poignée de pages, Jean-Pierre Andrevon brasse des thèmes complexes et le fait avec une efficacité remarquable, sans oublier de nous raconter une histoire à part entière. Sa novella n'est ni anecdotique ni superficielle. Il démontre — et c'est hélas, aujourd'hui, plus que nécessaire — que l'aptitude spéculative de la S-F ne s'exercera jamais aussi bien que dans des textes que l'on peut lire d'une seule traite. Reste à savoir à quel genre d'auteur on a affaire : les conteurs ou les « fureteurs ».
Je le disais plus haut : Andrevon fait de la bonne S-F, de la vraie S-F, et c'est assez rare pour être souligné. Incidemment, on attend les prochains titres de « Novella SF » avec une impatience justifiée.