Sean STEWART
CALMANN-LÉVY
320pp - 19,30 €
Critique parue en juillet 2011 dans Bifrost n° 63
Parce qu’il voit des fantômes partout, Will Kennedy a reçu le surnom de Dead Kennedy. Un talent dont il se serait bien passé, tant la coexistence avec les vivants lui pose déjà beaucoup de problèmes. Incapable de conserver un travail stable, Will se comporte comme un inadapté social. Un appartement crasseux, un ordinaire composé de sachets de soupe aux nouilles et un cœur irrémédiablement brisé. Sans oublier les mêmes albums joués et rejoués sans cesse : The Clash, David Bowie, The Pogues, Tom Waits et bien d’autres… Comme la bande son d’un passé mythifié, pour ne pas dire momifié.
A trente deux ans, Will se refuse à tourner la page. En dépit d’une parentèle pour le moins envahissante, il ressasse un spleen tenace, les bières éclusées avec son voisin ne parvenant pas à le faire passer. Car Will a perdu naguère son premier amour. Enceinte jusqu’aux dents, elle l’a largué, préférant la sécurité à l’incertitude. Une fille est née. Sa fille, bien qu’elle ne porte pas son nom. Il l’a vue grandir, changer et devenir adolescente. Comme dans un rêve éveillé, entrecoupé de bons souvenirs, Will ne s’étant jamais soucié de son éducation, il craint désormais de la voir, elle aussi, partir.
« Le présent est un câble tendu au dessus du passé. Le secret pour le parcourir, c’est de ne jamais regarder en bas. Sous aucun prétexte. De n’avoir d’yeux pour personne, même pas vos proches. Il faut faire semblant de rester sourd à la voix de tout ceux qui sont tombés là-dedans. Dans le noir. »
Roman de deuil, des occasions manquées et de l’échec, Dead Kennedy emmène le lecteur très loin, sur un territoire intime et intangible. Une zone située quelque part entre les sentiments douloureux que l’on peine à décrire, et la nostalgie d’un passé à jamais perdu. A la différence du commun des mortels, Will ne jouit pas de la possibilité d’oublier. Depuis son plus jeune âge, les revenants lui collent aux basques. Il croise leur route de manière impromptue, ne les distinguant des vivants que par leur teinte monochrome. Images surgies du passé, parfois au détour d’un passage lui-même fantôme, ils se mêlent à ses souvenirs, lui balançant au visage leurs regrets éternels. Avec fatalisme, Will a appris à vivre avec eux, passant outre les signes ou messages qu’ils lui adressent. Jusqu’au jour où il répond à la demande pressante d’un de ses cousins, lui-même harcelé par un spectre. Mille dollars, ça ne se refuse pas. Il prend alors conscience que certaines personnes ne sont pas hantées sans raison et s’interroge sur son propre compte.
Comme on le voit, Dead Kennedy explore des thèmes proches de ceux de L’Oiseau moqueur. Une proximité thématique évitant fort heureusement la simple redite. Bien au contraire, Sean Stewart approfondit son propos, peaufine la métaphore et soigne le traitement de ses personnages. Si le postulat fantastique reste pour le moins ténu, c’est pour aborder par la bande les zones d’ombre et les non-dits de la psychologie humaine. C’est pour mieux questionner le lien familial, la mémoire et la nécessité de devenir adulte afin de s’assumer. A bien des égards, Dead Kennedy apparaît également comme un roman d’apprentissage. Un récit évoluant sur le fil, entre comédie et tragédie, entre folie et raison, tout en justesse, en finesse, sans jamais basculer dans le mélodrame larmoyant. A ce propos, une tonalité douce-amère hante littéralement les pages du roman. Elle n’est pas sans évoquer l’atmosphère familiale des films de Wes Anderson, où tout le monde s’aime, se déteste, puis se réconcilie, avant de se détester à nouveau (chassez le naturel). Et s’il y a un enseignement à tirer de tout cela, on peut le résumer ainsi : il faut faire la paix avec le passé pour envisager l’avenir.
On l’aura compris, Dead Kennedy est une réussite. Une manière pour « Interstices », avec le roman d’Arkady K, de se clôturer en beauté. C’est peu de dire que cette collection nous manquera. Elle nous hante déjà…