Roadbook tragi-comique centré autour d’une fille perdue comme il en existe tant en littérature, Décomposition vaut surtout pour sa description d’une Amérique ravagée par le néant. Le tout dans une ambiance de fin du monde parfaitement réelle, à l’approche du cyclone Katrina.
Publié aux éditions du Masque et impeccablement traduit par Claro, le roman de Jason Eric Miller pourrait n’être que la énième déclinaison d’une fuite automobile, mais grâce à un petit plus indéfinissable (le charme de l’héroïne, le ton faussement décalé, l’effroyable sérieux de l’ensemble ?), Décomposition prend des allures de petit miracle, même si la limite du roadbook est indépassable en soi. Pas de fin, pas de début, une simple tranche de vie, dans une langue simple et frontale, avec comme paysage les paumés si représentatifs d’une Amérique crasse, débile et détraquée. On y suit la fuite d’une jeune femme qui, bien décidée à refaire sa vie avec l’homme qu’elle a quitté plusieurs mois auparavant, fuit la Nouvelle Orléans avant l’arrivée du cyclone, le cadavre de son amant dans le coffre. Elle l’a tué, on ne sait pas encore comment (on le saura plus tard), elle déteste son existence, elle se déteste elle-même, elle a un passif (un enfant mort, un père aimant et une mère haineuse), des problèmes existentiels insolubles. Elle perd pied. Noyée dans un monde qui n’a plus aucune signification, elle tente de rallier Seattle par la route, sans dormir, sans rien prévoir, comme ça, avec un mort dans le coffre. Sur sa route, des hommes, des femmes, des gens normaux, moyens, tristes ou malades. Et ce cadavre qui commence à puer, ce cadavre qu’elle recouvre de fleurs, de déodorant, de faux yeux en carton pour en masquer l’horreur muette. En chemin, elle croise la route d’un camion qui mène une batterie de poulets à l’abattoir. Révoltée par ce qu’elle considère comme une injustice, elle tente d’en sauver un. Essai transformé, mais à cause d’un loquet mal fermé, les autres poulets s’enfuient, filent sur l’autoroute, se font écrabouiller par les véhicules, déclenchent des accidents et l’ensemble se termine en apocalypse. Jolie métaphore de l’existence, où quelques choix honnêtes, mais malheureux, ont parfois des conséquences catastrophiques. Bref, on s’en doute, c’est mal barré. Mais à mesure que l’espoir s’amenuise et que le comique de la situation se transforme tranquillement en indicible tristesse, Jason Eric Miller passe discrètement de l’absurde à l’intime, sans que le lecteur se rende compte qu’il s’est magistralement fait avoir. On fait corps avec la narratrice. On l’aime, on la suit, on y croit, on est désespéré avec elle, on comprend ses fêlures, on est calmé net par ce qui commençait comme un simple roman noir un poil décalé et qui se termine en fable humaniste d’une violente profondeur.
Affreusement triste ou tristement affreux, mais toujours sérieusement drôle, Décomposition est un livre à lire un soir, au calme, quand les ombres menacent et que la fin du monde s’annonce au 20 heures, comme ça, sans vraiment changer le cours des choses. Pas un roman renversant, non, juste une histoire touchante, injuste et douloureuse. Mais belle. Et c’est déjà beaucoup.