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              LE BÉLIAL'
               160pp                -                12,90 €             
Critique parue en juillet 2025 dans Bifrost n° 119
Après que le braconnage et le commerce de l’ivoire ont provoqué l’extinction des éléphants, des scientifiques parviennent à recréer des mammouths et les installent dans une réserve en Sibérie. L’histoire d’une harde de ces ressuscités est racontée selon trois points de vue. Celui de Damira, ancienne militante pour la protection des pachydermes dont la conscience a été téléchargée dans le cerveau d’une matriarche ; celui de Sviatoslav, adolescent pauvre d’une banlieue russe que son père entraîne dans une expédition illégale et dangereuse en quête d’ivoire ; celui de Vladimir, enfin, accompagnant son mari Anthony, un richissime amateur de chasses exotiques qui a acheté à prix d’or le droit de tirer un mammouth…
Comme l’explique l’auteur dans la postface, ce texte est né de l’horreur inspirée par le trafic de l’ivoire et le massacre absurde qui en est le corollaire. L’aversion pour la chasse et la tuerie sourd à travers les pages de ce court roman ; le seul personnage qui tente de justifier sa passion cynégétique échoue totalement à convaincre et finit par apparaître aux yeux de son mari pour ce qu’il est : un tueur psychopathe égocentrique. Sans sombrer dans le pathos ni le pamphlet, Ray Nayler met en scène une pensée proche de l’écologie radicale, et donne vie à un fantasme partagé par tout militant anti-chasse, celui où le gibier se retourne contre le tueur, où le chasseur devient chassé. Suivant une trajectoire parallèle à celle de Damira, le roman s’ensauvage progressivement.
Car si ce texte évoque Les Racines du ciel de Romain Gary, où la lutte pour la préservation des éléphants se double de celle pour la grandeur de l’Humanité, il s’en distingue notablement parce qu’il raconte aussi une évolution délibérée de l’humain vers l’animal à travers l’histoire de Damira. Et c’est dans cette intrigue-là qu’il est le plus fascinant, dans ses descriptions de la pensée, des sensations de Damira devenue elle-même mammouth pour mieux les défendre. Nayler parvient à nous plonger dans la conscience d’un pachyderme, à nous faire ressentir le monde à travers ses sens subtilement différents des nôtres, en particulier dans la description de la mémoire olfactive. Comme dans son roman La Montagne dans la mer (Le Bélial’, 2024), l’auteur montre que la science-fiction, en mettant en scène des animaux conscients, sait provoquer le même vertige que lorsqu’elle décrit les extraterrestres les plus étranges.
On retrouve aussi dans Défense d’extinction les éléments forts des textes de l’auteur de Protectorat (Le Bélial’, 2023, Grand Prix de l’Imaginaire 2024) : le connectome, un monde futur proche du nôtre mais subtilement différent, la mise en avant de régions du globe et de cultures souvent négligées dans la SF états-unienne ou européenne, la psychologie des personnages construite avec finesse, l’intérêt pour l’enfance et les racines familiales… Et un sens du récit, une capacité à immerger le lecteur dans un univers et une histoire tels que les pages se tournent toutes seules et qu’on arrive trop vite à la fin pleine de mélancolie.
Avec ce court roman de hard-SF, Ray Nayler livre un récit aussi haletant qu’émouvant qui traite magnifiquement de notre rapport au vivant, et confirme ainsi le talent révélé dans Protectorat.
Jean-François SEIGNOL