Édouard ROD, Michel EPUY, Roger FARNEY, Albert ROULIER, Léon BOPP, Noëlle ROGER, Jean Villard GILLES, Gabrielle FAURE, Odette RENAUD-VERNET, Jacques-Michel PITTIER, Wildy PETOUD, Rolf KESSELRING, Marie-Claire DEWARRAT, Bernard COMMENT, Claude LUEZIOR-DE
Bernard CAMPICHE
530pp - 14,60 €
Critique parue en janvier 2010 dans Bifrost n° 57
Une anthologie historique de science-fiction suisse romande
Existe-t-il une science-fiction suisse ? On concèdera bien volontiers que depuis la création de la Maison d'Ailleurs, musée unique en son genre, la Suisse est devenue une terre de science-fiction. Mais s'il fallait à la plupart d'entre nous citer cinq écrivains helvètes ayant contribué de manière notable à la S-F francophone, nous serions sans doute passablement embêtés. L'anthologie de Jean-François Thomas vient à point nommé pour combler cette lacune en proposant un survol chronologique du genre s'étendant sur plus d'un siècle, de 1884 à 2004.
Les premiers textes figurant au sommaire de Défricheurs d'imaginaire sont sans doute les plus intéressants, et pas nécessairement pour leur rareté. On retrouve d'ailleurs parmi eux « Anthéa ou l'étrange planète » de Michel Epuy (1918), nouvelle précédemment exhumée par Serge Lehman pour son passionnant Chasseurs de chimères (éditions Omnibus) consacré à l'anticipation scientifique française d'avant-guerre. Il s'agit de l'exploration extrêmement vivante d'une planète amenée à proximité de la Terre dans le sillage d'une comète.
Du coup, la palme de la (re)découverte la plus intéressante de l'anthologie revient à « Les Anekphantes » de Roger Farney, court roman de 1931 décrivant une forme de vie microscopique, sortes de cellules intelligentes organisées au sein d'une société symbiotique. Après avoir étudié en détail le mode de vie de ces créatures, l'auteur adopte leur point de vue pour observer notre propre monde, radicalement différent, dont il va indirectement souligner les insuffisances et les incohérences. Même si l'écriture de Farney est un poil trop ampoulée pour être attrayante, « Les Anekphantes » n'en constitue pas moins une lecture étonnante et originale, qui mérite d'être découverte.
Texte le plus ancien du recueil, « L'Autopsie du Docteur Z*** » d'Edouard Rod (1884) ne s'appuie sur un élément pseudo-scientifique (l'idée que le cerveau cesse progressivement de fonctionner après le décès de son propriétaire) que pour justifier le fait que le narrateur de ce récit soit mort. L'adoption d'un tel point de vue permet à l'écrivain de signer une belle nouvelle, mélancolique et apaisée, mais qui aurait tout aussi bien pu se passer de son alibi science-fictif.
Les textes plus récents sont soit anecdotiques, soit mauvais. « La Grande découverte du savant Isobard » d'Albert Roulier (1938) imagine sur un ton ironique les conséquences inattendues qu'entraînerait la possibilité de prévisions météorologiques infaillibles ; « Les Secrets de Monsieur Merlin » de Noëlle Roger (1949) est une histoire d'amour mièvre au cours de laquelle l'auteur décrit le fonctionnement d'un appareil de télévision révolutionnaire ; quant à « Une Fable » de Léon Bopp (1940), il s'agit d'un conte à vocation humoristique, versant assez vite dans l'hystérique, et d'une lecture particulièrement pénible à force de triturations lexicales sans queue ni tête.
On pourrait à priori s'étonner qu'à l'exception de quelques chansons signées Jean Villard, Jean-François Thomas n'ait retenu aucun texte entre 1949 et 1979. En réalité, il s'agit d'une période d'hibernation pour la science-fiction suisse, comme tend à le montrer le peu d'œuvres parues alors, en particulier dans les années 50 et 60 (l'anthologiste en recense moins d'une dizaine). Trente ans de quasi-silence d'autant plus étonnant que, de ce côté-ci de la frontière, il s'agit au contraire d'une époque cruciale, fondatrice. Rien n'explique que les écrivains suisses se soient à ce point désintéressés du sujet pendant aussi longtemps.
Les années 80-90 sont nettement plus fournies, mais le plus souvent il s'agit de nouvelles parues en dehors des revues et collections spécialisées, écrites par des auteurs de littérature générale optant volontiers pour une science-fiction allégorique qui leur permet de dénoncer tel ou tel travers de notre société. On y trouve quelques textes réussis, comme « Ce Jour-là » d'Odette Renaud-Vernet, une fin du monde tout en douceur, ou « Château d'Eau » de Bernard Comment, comédie absurde dans laquelle la Suisse construit un mur à ses frontières pour empêcher ses fleuves d'irriguer les pays voisins et finit noyée. Les autres ont le défaut rédhibitoire de vouloir réinventer la roue et manient divers poncifs du genre sans même en avoir conscience.
Parmi les noms plus familiers des lecteurs de S-F, on retrouve avec plaisir Wildy Petoud par le biais de « La Maison de l'Araignée », sa première nouvelle, retenue à l'époque (1986) par Philippe Curval pour son anthologie Superfuturs (Denoël « PdF »). Relire ce texte ne peut que nous faire regretter sa disparition du paysage éditorial depuis plus de dix ans maintenant. Rolf Kesselring, dont on se souvient surtout pour son travail d'éditeur qui offrit un support à la S-F politique française de la fin des années 70, figure lui aussi au sommaire avec « Martien vole », une nouvelle évoquant fortement le Martiens go home de Fredric Brown, sans parvenir à se hisser au même niveau de drôlerie hélas.
L'anthologie s'achève sur deux textes parus en 2004, signées respectivement François Rouiller et Georges Panchard. Le premier, « Délocalisation », développe une idée de science-fiction tout à fait intéressante (une expérience scientifique a bouleversé les lois de la physique et indirectement amené à la naissance de mutants) mais souffre d'une écriture pataude, en particulier dans la description de ses personnages. « Comme une fumée » en revanche est maîtrisé de bout en bout, décrivant la vie d'un personnage doté d'un talent unique qu'il gâchera de façon lamentable. Panchard est sans conteste l'auteur suisse le plus doué à l'heure actuelle, dommage qu'il soit si rare.
Défricheurs d'imaginaire, de par sa nature même, est une anthologie très inégale, mais atteint son but en embrassant une vaste période et une grande variété de styles. Le travail de Jean-François Thomas mérite d'être salué, autant pour sa sélection que pour le paratexte qui encadre ces nouvelles. Son histoire de la science-fiction suisse qui constitue la préface de ce livre est fort complète et permet de resituer les œuvres choisies dans leur contexte tout en élargissant son sujet d'étude aux romans. Sa présentation des auteurs est sans doute exagérément laudative, mais on choisira d'y voir la marque de son enthousiasme, qualité indispensable pour mener à bien un tel projet. Mission accomplie.