Philippe Druillet est un fou, un barbare, un malade, un mal-né, quelqu’un qui aurait voulu naître prince ou mécène, mais qui est né fils de concierge. Non, pire : son père était une ordure de la pire espèce. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est lui. Victor Druillet était un fasciste, un vrai ; du temps de la guerre d’Espagne, il fut personnellement responsable de la capture de réfugiés républicains en France, qu’il renvoya chez Franco après les avoir torturés ; du temps de la collaboration, il dirigeait la Milice dans le Gers ; après le Débarquement, il est parti avec femme et enfant à Sigmaringen, où il s’est lié d’amitié avec Céline ; puis il s’est réfugié en Espagne, où on l’a accueilli à bras ouverts et où il a vécu jusqu’à sa mort. Sa veuve, condamnée à mort par contumace après la Libération, est revenue en France une fois amnistiée pour y vivoter misérablement, et ce n’est qu’à l’adolescence que le jeune Philippe a découvert la vérité sur les idoles que vénérait sa famille. Le choc fut rude.
Mais je ne vais pas vous raconter le livre ; vous n’avez qu’à le lire. Vous y découvrirez une confession bouleversante qui vous prendra aux tripes et vous permettra aussi, en filigrane, de mesurer le chemin parcouru en une cinquantaine d’années par ce qu’il faut bien appeler « notre » culture, celle de la SF, du fantastique, du bizarre, du marginal, de l’imaginaire. Il est tentant de faire le parallèle entre le destin de Druillet, qui de moins-que-rien est devenu artiste confirmé du seul fait de son acharnement au travail — et aussi de son immense ouverture d’esprit, il faut bien le dire, et de son absence totale de préjugés —, et le profond changement de statut de la BD, qui de loisir pour débiles est devenue une partie de la culture dominante.
À ce titre, les observations émaillant le texte sur les conditions de travail du dessinateur, sur la place de la BD dans la culture française des années 1950 et 1960, sont éloquentes. Jeune lecteur de Bifrost qui vas dévorer ce bouquin, tu croiras peut-être que Druillet exagère, qu’il en fait trop. Non. J’y étais ; il dit vrai. Mais on retiendra surtout de ce Delirium, qui mérite bien son sous-titre, « Autoportrait », le témoignage bouleversant d’un être blessé par la vie — « blessé » ? il a failli y passer, oui —, qui s’est abîmé dans plusieurs trous noirs et a toujours su en émerger, plus fort, plus généreux, plus sage. Un témoignage qui ne laisse pas indemne.