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Les critiques de Bifrost

Dérapages

Dérapages

Harlan ELLISON, Robert SILVERBERG
FLAMMARION
372pp - 20,30 €

Bifrost n° 25

Critique parue en février 2002 dans Bifrost n° 25

[Critique commune à La Machine aux yeux bleus et Dérapages.]

Pour le lecteur français, connaître un tant soit peu l'œuvre d'Ellison exige d'être « vieux » ou chineur. Après divers ouvrages — les récits de jeunesse chez Marabout, les textes de la maturité aux Humanoïdes Associés — sortis au cours des années 70, le silence s'est fait.

Or, l'enfant terrible de la SF US continuait d'écrire, de remporter des prix, de cracher sa colère à la face du système. Mais les nouvellistes ont, paraît-il, du mal à s'imposer dans notre pays, et Ellison n'a guère publié de romans, hormis de médiocres « Ace Books » au début de sa carrière, quelques incursions hors genre et une collaboration. Maigres perspectives, par ces temps de séries à rallonge pour culturistes en mal d'haltères.

Saluons donc l'initiative de Jacques Chambon, déjà responsable des parutions aux Humanos, qui propose coup sur coup deux recueils de l'auteur dont son ami Isaac Asimov se délectait à souligner la petite taille… et le grand talent.

La machine aux yeux bleus se veut un peu le Livre d'Or auquel Harlan Ellison n'a jamais eu droit. Cette anthologie présente en effet une sélection, effectuée en collaboration avec l'auteur, qui court sur vingt ans (de 1964 à 1984) et remet pas mal de pendules à l'heure. Certains des textes sont crûs, et percutants (« Mal de solitude », « La plainte des chiens battus », « Le prix de la sueur », « Vengeance aveugle »), d'autres plus introspectifs au point d'évoquer un Bradbury qui serait resté moderne, et acide (« Jefty a cinq ans », un authentique chef d'œuvre, « Écoute l'horloge sonner le temps », « Toute ma vie n'est qu'un mensonge »), mais tous puisent dans la vie de l'écrivain, une vie gauchie par un effet de miroir grossissant : en ne parlant jamais que de soi, au fond, il atteint ainsi à l'universel. Kafka ne procédait guère autrement.

Dérapages, par contre, est la traduction d'un ouvrage américain, le dernier en date d'Ellison (1997) et couvre essentiellement la décennie précédente. Institutionnalisé (« Le marin qui déposa Christophe Colomb à terre », un tour de force d'une intensité juvénile et un texte fantastique sans ambiguïté, a eu le rare honneur d'une reprise dans un prestigieux recueil des meilleurs récits de… littérature générale pour l'année de sa parution), diminué par de graves problèmes de santé, enfin heureux en mariage, l'écrivain aurait pu s'assagir. Il n'en est rien.

Difficile d'effectuer un choix parmi la bonne vingtaine de nouvelles ici rassemblées, marquées par une belle liberté et une grande diversité de ton, mais on signalera tout de même la superbe fantaisie écrite en collaboration avec le complice de toujours, Robert Silverberg (« Le dragon sur l'étagère »), un conte arabisant, noir, presque lovecraftien (« Ténèbres voilant la face du gouffre »), une vignette glaçante sur une alternative à la peine de mort (« Perpétuité plus un jour »), mais aussi « Le marin… » déjà cité, ou encore l'étrange « Minuit dans la cathédrale engloutie », et enfin le plat de résistance, le court roman « Un Méphisto en onyx », un mélange de fantastique et de polar dont les retournements de situation laissent pantois.

En tout, dans ces deux volumes, trente-trois voyages au court cours, dont on ne revient pas intact. C'est voulu, c'est superbe, c'est Ellison, tel qu'en lui-même il demeure.

Pierre-Paul DURASTANTI

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