Connexion

Les critiques de Bifrost

Dérapages Temporels

Dérapages Temporels

Richard D. NOLANE, Murray LEINSTER, Philip M. FISHER, JR
L'OEIL DU SPHINX (ODS)
180pp -

Bifrost n° 100

Critique parue en octobre 2020 dans Bifrost n° 100

Sous ce titre générique sont regroupées deux novellas de deux auteurs des origines de la science-fiction sur le thème du voyage temporel, plus exactement de timeslips, des glissements temporels, à la façon d’Un Yankee à la cour du roi Arthur de Mark Twain, comme l’explique dans sa préface Richard D. Nolane.

Écrit en 1919, « Le Gratte-ciel fugitif » de Murray Leinster, surtout connu pour la nouvelle « Un logic nommé Joe », considéré comme l’ancêtre du cyberpunk, est la première incursion de cet auteur de pulps dans ce qui ne s’appelle pas encore la science-fiction. Un immeuble new-yorkais s’enfonce dans le temps, une chute particulièrement bien rendue avec le changement du paysage à l’extérieur et la succession stroboscopique du jour et de la nuit, jusqu’à une période située avant la découverte de l’Amérique. Murray Leinster exploite avant tout les réactions psychologiques des occupants de l’immeuble, entre abattement fataliste et comportements dévoyés avec un pillage des commerces et appartements vides. Il faut la prévoyance et le sens de l’organisation d’un jeune ingénieur pour réquisitionner et rationner les vivres du restaurant tout en organisant sans délai des expéditions à la recherche de nourriture et en organisant la survie. Dans le même temps, celui-ci s’emploie à identifier la cause – géologique ! – du glissement temporel et à y remédier par un stratagème qui nécessite une forte dose de suspension de l’incrédulité, bien excusable toutefois de la part d’un auteur de vingt-cinq ans qui prend cependant bien garde de fournir une théorie sur le phénomène. Si la romance avec sa jeune et timide secrétaire est bien amenée, les relations, amicales, avec la tribu indienne à proximité sont à peine survolées. L’écriture fluide et limpide, mâtinée d’un humour discret, assure une lecture agréable de ce récit léger mais sympathique.

« Le Démon de la mer océane », de Philip M. Fisher Jr, écrit en 1922, est en quelque sorte le miroir du premier récit. Ici, le phénomène est expliqué par l’expérimentation d’un nouveau système radio, l’onde froide Callieri, censée permettre l’échange de messages indétectables par l’ennemi, entré en résonance avec d’autres ondes. C’est ainsi qu’un destroyer de l’US Navy se retrouve en 1564, face à des galions de la flotte espagnole. Vite écrit, à la façon des feuilletonistes d’alors, parsemé de points d’exclamation et d’onomatopées, Bang ! Paf !, le récit sans profondeur psychologique se révèle naïf dans ses développements et laisse même pantois un lecteur contemporain. Une touche un peu plus originale enchâsse malgré tout ce texte dans une discussion qui rapporte des extraits d’un moine historien relatant la mésaventure du navire espagnol attaqué par un démon de la mer. Discutable sur de nombreux points, cette novella ne tente pas moins de donner une aura de plausibilité au glissement temporel, le tout n’étant pas sans rappeler, comme le remarque Nolane dans sa présentation, le film Nimitz, retour vers l’enfer.

Augmenté d’une courte biographie et bibliographie française des auteurs, il ne faut pas perdre de vue que cet opus s’inscrit dans la collection « Vintage Fiction », dont l’intérêt, davantage historique que récréatif, intéressera avant tout le spécialiste pour la façon dont un thème a pris son essor et s’est décliné.

Tepuy

Ruzena Iskovna, professionnelle des sports extrêmes, se réveille, amnésique, dans la jungle après le crash de l’avion privé qu’elle a dérobé à une riche connaissance. Tombé un peu plus loin, Chris, pâle directeur commercial de Dervac Pharmaceutics, lui apprend qu’ils sont partis à la recherche de son frère Edward dont Ruz est amoureuse, un éminent biologiste appartenant à la même firme, parti au Venezuela. Depuis qu’une révolution a éclaté dans le pays, l’équipe ne donne plus signe de vie. Sa mission était de trouver de nouvelles molécules sur un tepuy, un de ces hauts-plateaux à la faune et la végétation hors du temps, car inaccessibles autrement que par les airs. Les péripéties centrées sur la survie dans la nature, détaillées de façon très réaliste, font progressivement place à un thriller d’action avec le survol d’hélicoptères menaçants, et surtout la présence d’un commando de mercenaires assassins aux surprenantes capacités physiques, plus proches d’un super-héros que d’un individu normal, même bodybuildé.

Deux intrigues se côtoient : l’expédition vénézuélienne qui louche vers le paranormal et/ou la science-fiction, et une trame policière à la dimension plus sociale, comme en témoignent les extraits et références à En un combat douteux de Steinbeck, que lit Clinton Fisher, un détective privé plus épris de lectures que d’enquêtes rémunératrices. Chargé par le propriétaire de l’avion de retrouver celui-ci et sa passagère, les ennuis ne tardent pas à débarquer quand ses recherches l’orientent vers Dervac Pharmaceutics. Celle-ci cherche à étouffer un scandale sanitaire et estime par ailleurs avoir touché le jackpot avec la découverte stupéfiante, par l’équipe missionnée sur le tepuy, d’une molécule probablement extraterrestre…

C’est le moment de ressortir les ouvrages de Guy Tarade sur les soucoupes volantes au contact des civilisations amérindiennes. On trouve un petit côté lovecraftien dans la représentation d’entités extraterrestres d’aspect démoniaque ou dans l’évocation d’un nom comme Barkham, qui n’est pas innocent pour un auteur-dessinateur ayant illustré Les Montagnes hallucinées. L’accumulation de références historiques et de commentaires scientifiques à destination de profanes, assez génériques pour un amateur de SF, mais clairement exposés, permet de faire avaler la pilule des aspects les plus discutables du récit, lequel, dans une surenchère savamment dosée, devient toujours plus improbable, sacrifiant le plausible au service d’une efficacité sans faille. Le récit exploite les codes du thriller et ne craint pas les stéréotypes du moment que, comme le méchant révélant une âme noire jusqu’à la caricature, ils remplissent leur rôle. Il souligne même les poncifs trop évidents pour devancer d’éventuelles objections : ainsi, Ruz amnésique découvrant le séduisant scientifique dont elle est censée être amoureuse approuve son choix ; le couple sait désuètes des fiançailles de nos jours mais s’en amuse, et le détective est conscient que sa dégaine et son bureau sont un cliché du privé à la Marlowe.

Si le roman n’est pas très original sur le plan de l’intrigue, voire daté, il n’en est pas moins bien raconté, et sa lecture se révèle additive. Ce bon délassement, dont certains éléments feront sourire le lecteur de Bifrost, est une série B de bon niveau qui s’assume. Dans le registre du page-turner, il se place indéniablement sur le dessus du panier.

Claude ECKEN

Ça vient de paraître

La Maison des Jeux, l'intégrale

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
PayPlug