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Les critiques de Bifrost

Derniers jours d'un monde oublié

Derniers jours d'un monde oublié

Chris VUKLISEVIC
FOLIO
3568pp - 8,90 €

Bifrost n° 103

Critique parue en juillet 2021 dans Bifrost n° 103

Sheltel, une île isolée depuis le cataclysme de la Grande Nuit il y a trois siècles. Elle était au centre du monde, passage obligé à équidistance des trois continents ; elle a disparu pour eux. Elle, de son côté, est sûre d’être seule à avoir survécu à la Nuit. Et voilà qu’elle est redécouverte par un navire pirate commandé par la capitaine Kreed. Pour le meilleur ou pour le pire.

Sheltel, isolée, en manque de ressources – même l’eau y est parcimonieuse –, a développé un système malthusien de rationnement et de contrôle des naissances qui épargne la maigre élite de l’île. Pour les autres c’est, outre la pauvreté, consanguinité interdite, malformations interdites, pouvoirs magiques sous contrôle ou éliminés, et la règle principale : « Quand une vie arrive une autre doit partir ». La royauté (les Natifs et leur peau reptilienne), le culte de la Bénie (qui achète par l’aumône la loyauté du peuple, contre les Natifs), la chefferie Ashim (d’ex-réfugiés jamais vraiment intégrés), et la Sorcière (une force tellurique incarnée) assurent l’ordre et allouent les ressources rares selon des règles ancestrales qui ne laissent place à aucun libéralisme politique. Le conflit politique larvé se joue entre eux ; le peuple est exclu et survit comme il peut dans un système autoritaire. Avec l’arrivé des pirates, tout changera peut-être, en dépit du conservatisme de puissants locaux qui ne veulent rien tant que garder leur pouvoir ou des manigances d’autres qui voient dans les étrangers une opportunité supplémentaire d’enrichissement. Time will tell.

Derniers jours d’un monde oublié est une histoire de fantasy politique racontée par l’entremise de trois personnages principaux (qui donnent leur nom aux scènes). La Sorcière, une puissance mystérieuse qui donne et prend la vie selon de cryptiques règles visant à assurer l’homéostasie de l’île – elle cache deux terribles secrets. Arthur Pozar, le vieux marchand, un riche qui s’est extrait de la misère et ferait tout pour ne pas y retourner – il conseille la Bénie et espère gouverner à travers elle. Erika, la pirate, « fille » de la capitaine Kreed – une machine à tuer qui voit ici une occasion de quitter le navire et de prendre sa liberté. Le roman est l’entrecroisement de leurs peurs, de leurs actions parfois irréfléchies, de leurs bassesses, de leurs moments de dignité, de leurs changements d’attitude. Pleins de contradictions, ces personnages font vrai, loin, si loin du manichéisme d’une grande partie de la production contemporaine. Aucun n’est juste ni bon ni mauvais (sauf peut-être le Natif), chacun est humain en ce qu’il est fait de facettes contradictoires que des lumières nouvelles vont éclairer différemment.

Les personnages sont une des forces du roman, avec la vraie cruauté que l’autrice n’hésite pas à montrer, l’ironie qu’elle déploie, et la manière plutôt habile par laquelle elle informe le lecteur sur son monde (dans les dialogues et par l’utilisation de vignettes informatives d’ambiance – une méthode reprise à Tous à Zanzibar).

En revanche, l’ouvrage laisse au moins deux insatisfactions. Certaines situations ou évolutions rapides semblent peu crédibles, et surtout on a l’impression de lire une pièce de théâtre plus qu’un roman. Beaucoup se passe en off, le saut d’un moment à l’autre est souvent trop brutal, le background global, tout juste entrevu et pas à la hauteur du background politique, donne une impression de théâtre d’ombres. On a l’impression de passer d’une scène à l’autre et d’un dialogue à l’autre sans vraie solution de continuité, de progresser sur les pas des personnages dans un monde aux contours imprécis, de n’être là que pour entendre ce qu’ils nous disent bien plus que pour le voir ou le vivre – les scènes nommées comme les personnages, tels les descriptifs des scènes dans le théâtre classique, amplifient encore cette impression.

Des qualités, donc, mais du travail encore. Souhaitons bon vent à Chris Vuklisevic après ce premier roman prometteur ! Elle a l’estomac dont devrait être fait la littérature. Reste à parfaire la forme des abdos.

Éric JENTILE

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