Connexion

Les critiques de Bifrost

Des milliards de tapis de cheveux

Des milliards de tapis de cheveux

Andreas ESCHBACH
L'ATALANTE
315pp - 17,90 €

Bifrost n° 16

Critique parue en décembre 1999 dans Bifrost n° 16

Ostvan est tisseur. Comme le veut la tradition, depuis qu'il a pris femme, il tisse un tapis à l'aide des cheveux de son épouse, ainsi que ceux de ses filles. Il y passe toutes ses journées, s'usant les yeux et les doigts. Pour vivre, les siens et lui ont l'argent que son père a tiré de la vente de son propre tapis de cheveux, bien des années plus tôt, et Ostvan espère bien que l'oeuvre de sa vie rapportera, lorsqu'elle sera achevée, une somme suffisante pour qu'Abron, son fils unique, puisse lui aussi consacrer sans souci son existence au tissage. Seulement, Abron ne semble pas avoir l'intention de succéder à son père, peut-être parce qu'il est allé à l'école, où il a appris à lire. Il se dresse même contre le vieil homme lorsque celui-ci, conformément à la coutume qui veut qu'un tisseur n'ait qu'un seul fils, parle de tuer son enfant à naître si celui-ci est un garçon. Mais le poids de la tradition, et la vénération à l'égard de l'Empereur immortel, véritable dieu vivant, est plus forte que l'amour paternel ; le jeune homme en fera la cruelle expérience…

C'est une bien étrange histoire qu'Andreas Eschbach, présenté comme la « figure de proue » de la SF allemande, a choisi de raconter pour son premier roman. Le résumé ci-dessus, qui ne couvre en fait que le premier chapitre, pourrait donner à penser que Des Milliards de tapis de cheveux relève de la fantasy ou, au mieux, de la science-fantasy. Il n'en est rien. Et, malgré un cadre galactique — et, pour tout dire, intergalactique —, ce n'est pas non plus un space opera. Certes, des éléments appartenant à tous les sous-genres ci-dessus sont bien présents, voire mis en avant, mais ils s'intègrent à une réflexion globale qui dépasse, transcende un éventuel premier degré. Pour ce faire, Eschbach emploie des techniques éprouvées, comme l'élargissement progressif du champ, tant spatiotemporel que cognitif1, mais il le fait dans le cadre d'une histoire purement insensée, où l'accumulation de détails absurdes se structure peu à peu en une réflexion sur le pouvoir. Le décor étriqué des premiers chapitres, le carcan mental qui oriente à jamais la volonté des Haar-teppichknüpfer et de la société figée dont leur existence fonde la structure, les clichés et poncifs savamment glissés dans le texte d'une manière qui indique à l'évidence que l'auteur a conscience de manipuler des tropes science-fictifs.

La suite du roman ne fait que confirmer cette impression : Des Milliards de tapis de cheveux reste une fable sur le pouvoir absolu, mais c'est une fable au second degré, une fable postmoderne, qui recèle une réflexion sur le genre auquel elle appartient. En ce sens, Eschbach apparaît proche du Pierre Stolze de Marylin Monroe et les samouraïs du Père Noël. On peut aussi penser que les similitudes entre le chapitre XIV et un texte de Harlan Ellison intitulé « Je n'ai pas de bouche mais il faut que je crie » ne sont nullement accidentelles, et qu'elles constituent pour l'auteur une manière, consciente ou inconsciente, de mettre en avant l'une de ses influences2. L'absence de héros, voire de personnage principal — en-dehors de l'Empereur, dont l'ombre plane bien évidemment sur tout le livre —, part elle aussi d'une volonté délibérée de déconstruction d'un certain nombre de thèmes et de motifs du space opera. Et derrière l'exercice de style apparent se profile une volonté de tordre le cou, non a une certaine SF américaine comme l'ont fait d'autres auteurs européens, mais à la figure archétypale qui écrase de tout son poids la SF allemande, je veux parler de Perry Rhodan.

Ainsi, au-delà d'une idée impressionnante dans son absurdité, au-delà d'une intrigue à la structure originale, au-delà du refus des facilités offertes par les conventions narratives du genre, c'est au meurtre du père qu'Andreas Eschbach nous convie d'assister.  À ce titre, Des Milliards de tapis de cheveux constitue peut-être l'acte fondateur d'une SF allemande moderne tout aussi dégagée de ses influences que peuvent l'être dans d'autres pays les œuvres d'Evangelisti, Masali, Stolze ou Dantec.

Vous l'avez compris, ce livre est à ne rater sous aucun prétexte.

Notes :

1. Le lecteur intéressé par ce procédé d'une grande efficacité pourra se reporter utilement au Vagabond de l'espace de Robert Heinlein, ainsi qu'à Zodiacal de Piers Anthony — entre autres.

2. Je sens que je vais avoir l'air fin si Eschbach n'a jamais lu Ellison.

Roland C. WAGNER

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
PayPlug