Soixante ans après ses débuts, Frank M. Robinson reste un auteur totalement méconnu du lectorat français. Il est vrai qu’il aura fallu attendre 2004 pour découvrir en Folio SF son formidable premier roman, Le Pouvoir, paru à l’origine en 1956 . Il est vrai aussi que son parcours est assez atypique. Nouvelliste prometteur dans les années 50, on le retrouve hippie à San Francisco lors de la décennie suivante, conseiller pour Playboy, collaborateur d’Harvey Milk (il fait d’ailleurs une apparition dans le film de Gus Van Sant), et enfin co-auteur avec Thomas Scortia d’une série de romans-catastrophe, dont L’Enfer de verre, qui deviendra sur grand écran La Tour infernale. Il faut attendre 1991 pour le voir revenir à la science-fiction avec ce Destination ténèbres, qui sera suivi d’un thriller empruntant au genre (Waiting en 1999, inédit en France), de plusieurs essais (dont Science Fiction of the 20th Century, récompensé d’un prix Hugo en 2000) et de quelques nouvelles.
Si son œuvre demeure quantitativement modeste, Frank M. Robinson n’en est pas moins un auteur important, non seulement en raison des succès qu’il a obtenus, mais surtout parce qu’il est un remarquable vulgarisateur, recyclant à l’intention d’un large public des thèmes SF largement développés par ses prédécesseurs. Le Pouvoir surfait déjà à merveille sur la vague paranoïaque en vogue à l’époque, tant en littérature (Marionnettes humaines de Robert Heinlein, L’Invasion des profanateurs de Jack Finney) qu’au cinéma (La Chose d’un autre monde, Invaders from Mars, etc.). Destination ténèbres reprend lui aussi un vieux thème de la science-fiction, celui du vaisseau-générations, qui a donné naissance à quantité de récits, parmi lesquels un certain nombre de classiques des années 40-50 (Croisière sans escale de Brian Aldiss, Les Orphelins du ciel de Heinlein, Le Navire étoile de E. C. Tubb, etc.). Autant de contributions qui offrent à Frank M. Robinson un cadre suffisamment familier aux lecteurs pour qu’il n’ait pas besoin de s’appesantir sur les aspects techniques de cette histoire et qu’il puisse plutôt se focaliser sur ce qui l’intéresse vraiment : l’environnement social ainsi constitué et la mission de ce vaisseau.
Depuis deux mille ans, l’Astro voyage à travers la galaxie à la recherche de la moindre forme de vie extraterrestre. Jusqu’à présent, l’expédition n’a croisé que des mondes morts, et au fil des siècles, l’espoir de succès s’est amenuisé. Pour le capitaine Kusaka, commandant le vaisseau depuis son départ et qui a vu se succéder sous ses ordres plus de cent générations tandis que lui ne vieillissait pas, il est temps de prendre des mesures drastiques et de lancer l’Astro à travers la Nuit, une zone désertique s’étendant sur plus de mille années-lumière. Au bout de ce voyage se trouve une région peuplée d’étoiles où leurs recherches ont davantage de chances d’aboutir, mais beaucoup parmi les membres d’équipage sont convaincus que Kusaka est devenu fou et que le navire n’est plus en état de se lancer dans un tel périple.
L’univers clos que constitue l’Astro nous apparait à travers les yeux de Moineau, technicien de dix-sept ans, amnésique à la suite d’un accident survenu lors de la dernière expédition à la surface d’une planète aussi stérile que les précédentes. On découvre donc en même temps que lui les principales figures de l’équipage, la manière dont fonctionne cette société singulière et les tensions qui menacent de la déchirer.
Du point de vue du pur plaisir de lecture, Destination ténèbres est un régal. A intervalles réguliers, de nouvelles révélations sur la véritable nature des évènements en cours relancent l’intérêt du récit et, entre quelques sorties périlleuses dans l’espace et diverses tentatives de meurtre dont est victime le narrateur, les péripéties ne manquent pas. La tension dramatique qui habite le roman doit également beaucoup à la confrontation continue entre Moineau et Kusaka, deux personnages que tout semble à priori opposer mais dont la relation va souvent prendre des détours inattendus. Sur le fond, Frank M. Robinson signe une réflexion douce-amère sur la condition humaine, où le destin tragique d’une poignée d’individus ne parvient jamais tout à fait à effacer le formidable désir qui porte cette odyssée. Sur les deux tableaux, Destination ténèbres est une réussite exemplaire.